Le fou, le bien, le mal, la faute

Article – Médecine et Hygiène – Octobre 2001 – Madeleine Pont, Directrice du Graap

Résumé : Le fou, le bien, le mal, la faute. Le propos de cet article est de mettre en évidence les effets pervers de l’aide que l’on doit porter aux personnes souffrant de troubles psychiatriques. L’assistance, sans réciprocité, confirme le côté invalide de la personne patiente psychique. Développer une approche de partenaire, au contraire, valorise les ressources du patient et le mobilise pour défendre son projet thérapeutique, son projet de vie. Le partenariat remet en question le pouvoir médical et le privilège thérapeutique. Il est passé le temps où le médecin pouvait imposer un traitement par le simple fait qu’il est médecin donc infaillible au plan de ses choix éthiques. Le fait d’entrer dans une démarche de partenariat avec les personnes concernées par la psychiatrie -patients et proches – peut être un garde-fou afin que l’éthique soit bien au service de l’Homme.

Mots-clés : assistance – partenariat – contention – dignité – sens de la vie.

Summary : Madness, good and bad, right and wrong. The aim of this article is to highlight the pernicious effects of the various types of assistance given to those suffering from psychiatric disorders. Such assistance, where the psychiatric patient contributes nothing in return, merely serves to confirm his condition of being a depen-dent invalid. This approach needs to be replaced by one based on partnership which would develop the patient’s personal resources and activate him to successfully complete his therapy and pursue his long-term life aims. This concept of partnership leads to a reappraisal of the notions of both medical authority and the priority given to therapy. It is no longer acceptable for a doctor to impose a particular treatment simply by virtue of the fact that he is a doctor and hence infallible as regards ethical choice. The very fact of entering into partnership with the other groups invol-ved in psychiatry, namely patients and their families, would serve as a safeguard in ensuring that the ethic is correctly applied to the service of mankind.

Keywords : assistance, partnership, restraint, dignity, meaning of life.

«Qu’est ce que j’ai fait de faux, de mal, pour que le Bon Dieu me punisse ainsi?», demande inlassablement la maman d’un enfant fou. A cette plainte, répondait un cri: «Qu’ai-je fait de si monstrueux pour que l’on m’attache ainsi?», ou encore: «Je veux mourir, laissez-moi mourir!»

Se poser la question de l’éthique en psychiatrie, c’est accepter de s’interroger sur le sens de nos choix, de nos décisions, de nos actes, mais aussi le sens des événements, de ce qui arrive dans notre vie personnelle tout comme dans le monde.

La maladie psychique existant, des soins sont nécessaires. La maladie peut atteindre la capacité de l’homme à déterminer lui-même ce qui est bien et juste pour lui. Ainsi, pour des actes fondamentaux de sa vie, se nourrir, se loger, se soigner, par exemple, d’autres hommes doivent en décider pour lui. Nous ne reconnaissons pas le droit aux personnes, souffrant de troubles psychiques ou non, de se suicider. Notre société doit leur prodiguer protection et soins, contre leur volonté, si nécessaire.

Ce n’est pas le fruit du hasard, si, à divers niveaux, l’on se pose maintenant cette question: «Ethique et psychiatrie».

Une barrière

Pendant des siècles, l’on a pensé en mode binaire: bien-mal, juste-faux, homme-femme, travail-paresse, maladie-santé, folie-équilibre. Et les gens étaient étiquetés en pauvre-riche, sorcière-curé, élève-maître, malade-médecin, patient-infirmier, assisté-travailleur social. Dans le langage courant, l’on fait référence à une barrière: d’un médecin tombé malade, d’un ouvrier devenu chômeur, d’un policier ayant commis un délit, on dit: «Il a passé de l’autre côté de la barrière.» Ainsi, il y a d’un côté le statut de patient, proche, fou, exclu, administré, assuré, client, consommateur et de l’autre, il y a les bien-portants, les soignants, les travailleurs sociaux, les institutions, l’autorité.

Porter assistance

Aux problèmes révélés par les personnes les plus fragiles, notre société a répondu en offrant une aide concrète: de la soupe, des vêtements, un abri, des soins, une aide sociale, financière. Celui qui possède le savoir, offrira aide, conseils, soins, à celui qui est dans le besoin.

A l’indigence, on répond par la charité, par l’assistance. Et pourtant, déjà dans la Bible, il nous est conseillé d’enseigner la pêche plutôt que de donner du poisson. Apprendre à pêcher est un bon objectif. Mais encore faut-il être en condition d’apprendre et l’on sait que ventre creux n’a pas d’oreilles. Alors, on a donné. On a fait appel à la solidarité, à la mutualité, à la générosité. Du reste, le concept de la rente invalidité est bien de donner des sous aux personnes qui ne peuvent pas ou plus travailler, pour subvenir à leurs besoins. Et l’on donne toujours, en oubliant d’apprendre à pêcher. Savoir pêcher signifiant être responsable de sa vie et avoir les bons outils pour acquérir le statut d’Homme.

Le revers de l’assistance

Nous sommes dans un Etat qui entretient un rapport d’assistance avec ses citoyens les plus fragiles. Nous sommes imprégnés d’un concept d’assistanat. Notre sécurité sociale, à travers l’aide sociale, l’assurance-invalidité donne des millions de francs à des centaines de milliers de gens, pour ne rien faire. Les thérapies en psychiatrie sont encore très souvent élaborées en dehors des proches du patient, et souvent même sans vraiment impliquer le patient lui-même. Et, par exemple, la recherche sur le sujet du déni, de la compliance dans le domaine des psychoses, de l’alcoolisme est quasi inexistante. On travaille, on aide, on soigne, sans investir dans la recherche de la participation active de la personne qui fait l’objet de la nature du traitement de la prestation.

Dans le cas de l’Etat qui offre une rente, dans celui du psychiatre qui offre des soins, il serait bon de bien cerner quels sont les termes de l’échange, qui donne quoi, qui reçoit quoi.

Le rentier AI reçoit une assistance financière, un sentiment d’être une charge pour l’Etat et la confirmation d’une invalidité; il est dans la position humiliante du débiteur. L’Etat et ses serviteurs ont le sentiment de prendre leurs responsabilités, d’être généreux et soucieux des personnes les plus fragiles; ils ont une position noble et dominante. Le malade, quant à lui, est objet de soins, d’attention; le sentiment d’être diminué, dépendant s’installent. Le médecin, de son côté, glane la considération, augmente ses compétences et son estime de soi.

Ce fonctionnement vertical, aidant/aidé, peut propager une mentalité d’assisté: les bénéficiaires de l’aide médicale, sociale consomment, se démobilisent, se perçoivent comme victimes des événements, perdent le sens des responsabilités, conçoivent leur avenir d’assisté comme une fatalité. Leur moi, tout comme leur existence se rétrécit. Tout aussi dommageables peuvent être les effets de ce fonctionnement sur ceux retranchés de l’autre côté de la barrière. Ils pourraient développer une tendance à l’«enflure du moi»: imperceptiblement, la conviction qu’ils savent tout, sont au-dessus de tout, maîtrisent tout et mieux, gagne du terrain et ronge l’une des qualités indispensable pour rencontrer l’autre, l’humilité. Au-delà des mots, derrière le bavardage, s’installe le silence d’une solitude stérile:

«Mon fils descend à l’hôpital tous les mois faire sa piqûre vers l’infirmier et, tous les deux mois, il voit sa doctoresse. Chaque fois, je dois lui rappeler son rendez-vous, même parfois le forcer à y aller. Il me dit toujours: «Maman, mais qu’est-ce que je vais lui raconter. Je n’ai rien à lui dire.» Témoignage d’une mère lors d’une rencontre du groupe de proches du GRAAP.

Les autres me reconnaissent, donc je suis

C’est maman, puis papa, puis encore Pierre, Jacques et Jean, qui m’ont fait comprendre que j’existais, que j’étais une personne à part entière. Un sujet. Un acteur. Le groupe de mes petits copains d’école, puis la bande de mes camarades d’étude et enfin l’équipe de mes collègues de travail m’ont permis de me définir, de me démarquer, de me personnaliser, au fil de mon évolution. Ce sont les autres qui m’ont dit qui je suis. Pour paraphraser Pascal, les autres me reconnaissent, donc je suis.

Si mes parents me considèrent comme affectivement immature, mon tuteur comme pupille, mon médecin comme malade, l’Office AI comme invalide, l’assistante sociale comme assisté, mon employeur comme employé, mon atelier comme un protégé, comment pourrais-je parvenir à l’état adulte, sujet, acteur de ma vie?

Le sens de ma vie

Pas de doute pour nous, patients et proches, nous savons qu’il y a un grain qui grippe les rouages de notre société. Nous, les fous, nous sommes le feu rouge de notre société: attention, chaussée glissante! Nous sommes confrontés quotidiennement au sens de la vie. Nous ne parvenons plus à entreprendre quoi que ce soit sans que l’on ait trouvé la réponse à cette question qui est devenue routine: à quoi cela peut-il bien servir que… je me lève le matin… je mange… je me lave… je ne m’alcoolise pas?

Un des effets secondaires de la folie, c’est qu’elle a balayé les valeurs matérielles. Gagner beaucoup d’argent? faire carrière? avoir voitures, maisons et petites pépées? foutaise! Réussir, signifie tout autre chose.

«Mon médecin a eu une riche idée en m’encourageant à aller travailler au Réseau de l’Amitié (une des prestations du Service social du GRAAP. Le Réseau de l’Amitié, c’est une équipe de personnes concernées par la psychiatrie, intéressées à se former aux relations humaines. Ce service va au domicile des patients psychiques particulièrement isolés, dans le but d’établir une complicité et un projet de réinsertion sociale.) Là, je me sens utile et je peux apprendre à être toujours plus compétent.» Réussir sa vie, c’est être fier du sens qu’on peut lui donner.

On sait que la maladie psychique est le symptôme d’un mal de vivre. La honte, la culpabilité sont des facteurs surajoutés qui minent la colonne vertébrale psychique. Ces sentiments contribuent à la dévalorisation, la mésestime de soi: «Je suis un parasite… un raté… une charge…» La psychiatrie est confrontée à ce constat posé par les malades et la réponse qu’elle donnera doit en tenir compte, aux risques de peser sur la tête de l’apprenti nageur au lieu de tenir la main sous son menton.

Ethique, une nouvelle donne

Si les médicaments sont un indéniable soulagement de la souffrance, si les diverses thérapies modernes améliorent réellement la qualité de vie, force est de constater que le psychiatre n’a pas dans sa trousse de baguette magique qui va, à tous coups, redonner joie, espoir, confiance et force vitale. La médecine est en train de perdre son aura, son illusoire toute-puissance. Les médecins descendent de leur piédestal. Les praticiens disent plus volontiers leur limite, les patients acceptent de voir, en leur médecin, l’homme et non plus le magicien de la guérison.

La position du médecin dans la hiérarchie des professions est sujet à question: on se souvient d’un Conseiller d’Etat vaudois qui, à propos des salaires, remarquait que les médecins assistants n’étaient en fait que des apprentis. La mystification de la médecine, le pouvoir lié à ce métier est atteint par ce mouvement contestataire.

Il y a encore peu, le privilège thérapeutique plaçait le médecin au-dessus de la loi: on lui reconnaissait le droit de définir ce qui est bon et juste, comme si la corporation médicale, ayant forgé sa propre morale, était seule capable de définir, en dernier ressort, le bien pour le patient. Comme par enchantement, le serment d’Hippocrate mettait le médecin à l’abri des abus, des dérapages.

En abolissant le privilège thérapeutique lors de ses deux arrêts du 2 juillet (5C.48/1991/ bme) et 7 octobre l992 (1P.218/1991/ma), et plus récemment encore en février 1999, le Tribunal fédéral remet l’église au milieu du village et assoit les médecins au rang des paroissiens. Humain, donc faillible, le médecin n’est plus le détenteur de la vérité universelle en matière d’éthique.

Le partenariat

Cette prise de conscience provoque, dans le domaine des soins, l’émergence d’autres personnes qui détiennent aussi un savoir, aussi un pouvoir. Au niveau thérapeutique, les rôles changent de définition: le patient, les proches, le médecin deviennent tous trois des partenaires qui élaborent ensemble un plan thérapeutique pour lutter contre la maladie. L’objet de soins, c’est la maladie. Dans cette conception, de nouvelles alliances apparaissent: les proches, le milieu social, professionnel. Les différents partenaires apporteront chacun leur point de vue, ce qui modifiera, par conséquent, les objectifs de la psychiatrie, tout comme les règles éthiques: patients, proches, médecins négocieront ce qui est le Bien, le Juste.

L’éthique en psychiatrie, c’est cet ensemble de règles de conduite

C’est à travers ce regard sur l’évolution de l’éthique que nous, association de personnes concernées par la psychiatrie, patients et proches, pouvons aborder les interrogations et les dilemmes auxquels les professionnels de la psychiatrie sont confrontés.

L’éthique en psychiatrie alors devient cet ensemble de règles de conduite qui jalonnent le chemin que parcourt une équipe polyvalente pour dépasser un obstacle, la maladie.

L’objectif du traitement psychiatrique est de chercher les moyens qui permettront au patient de maîtriser ses problèmes psychiques et de conquérir une nouvelle autonomie. Cette nouvelle autonomie implique, entre autres, que ce patient ait découvert un sens à sa vie et se sente utile dans notre communauté.

La première règle

Lorsque la maladie psychique fait irruption, c’est toute la vie de la personne qui est ébranlée. Telles des ondes sismiques, l’aspect irrationnel désorganise l’environnement social, professionnel et thérapeutique. Une fois l’urgence dépassée, la première règle à observer est de s’atteler à construire une complicité, une alliance, établir une relation de partenaire.

Souffrant d’une grippe, le patient peut s’en sortir tout seul. Dans le cas d’une appendicite, on peut concevoir que le médecin n’a pas besoin de la participation active du patient. Par contre, dans le cas de la maladie psychique, la réussite du traitement est le résultat d’une alliance. Dans la majorité des situations, l’établissement de ce partenariat est possible. Pour y parvenir, des techniques de travail spécifiques existent, par exemple la conduite d’entretiens thérapeutiques, individuels, de famille, de réseau, formation à la dynamique de groupe, gestion de la relation conflictuelle, etc.

La contention

Cependant, comme la maladie psychique peut atteindre la conscience du patient et l’entraîner dans un mouvement de déni, le recours au traitement forcé, à l’hospitalisation non volontaire peut être incontournable. Les soignants ont le devoir de porter assistance à la personne malade tout en respectant sa liberté, sa dignité. Sur ces principes et à ce niveau-là, tout le monde est d’accord. C’est sur les moyens qu’apparaissent les divergences.

Tous les hôpitaux psychiatriques ont recours à la contention. La plupart des hôpitaux romands ont limité l’usage de la contention à la prise forcée de médicaments et au maintien du patient dans une chambre qui nous appelons chambre de soins intensifs. Quelques hôpitaux pratiquent encore l’attachement du patient avec des sangles à son lit.

Toute personne a droit à un traitement approprié qui corresponde à ses besoins

La psychiatrie ne peut pas traiter tous les dysfonctionnements de l’homme. L’hôpital psychiatrique n’est plus un asile, il n’est pas non plus une cour des miracles, et encore moins un cachot. L’hôpital psychiatrique n’est pas l’établissement approprié pour contenir des personnes qui sont d’une violence telle qu’elles mettent en danger la vie des autres personnes, au point où il faille les attacher à leur lit.

Aurions-nous l’idée d’installer à l’hôpital psychiatrique une salle de soins cardiologiques intensifs pour une personne cardiaque parce que, par ailleurs, elle aurait un diagnostic de psychose?

Le fou furieux

En ce qui concerne les comportements violents, il ne faut pas tout mélanger. La psychiatrie hérite d’une réputation dont il est de sa responsabilité de s’en départir. Le fou furieux, criminel, violeur n’est pas le patient fréquentant le plus souvent les institutions psychiatriques, cependant c’est son image qui, encore bien trop souvent, vient à la mémoire de monsieur et madame Tout-le-Monde lorsque l’on parle de maladie psychique. Attacher un patient en psychiatrie c’est réactiver cette stigmatisation.

On accepte maintenant l’idée que l’hôpital n’est pas une structure adaptée pour accueillir les patients psychiques qui ont commis un délit, les prisons se dotent de divisions psychiatriques.

Mettre la vie en danger d’une personne – personnel infirmier, autres patients – est un acte délictueux. Cet acte implique une réponse de la Justice qui doit se donner les moyens de traiter cette situation en respect des Droits de l’Homme. Lorsqu’une personne agresse, elle fait du mal. Si elle en a conscience, il est important que son acte soit sanctionné, qu’elle paie et ait la possibilité de réparer. Si elle n’en a pas conscience, les mesures prises doivent concourir à provoquer cette prise de conscience. Le rôle de l’hôpital est de soigner, non pas de faire justice.

L’inconscience des risques

A ce principe, pas d’exception. Les exemples suivants démontrent que l’attachement pour des raisons psychiatriques ne se justifie en aucun cas.

Ensuite d’un accident, l’hôpital général met la jambe du patient dans un plâtre. Ne nécessitant plus de soins, ce patient pourrait rentrer à la maison si ce n’est qu’il est atteint de débilité mentale et de psychose, actuellement dans une phase floride. Il veut toujours marcher, inconscient des risques évidents qu’il court. «Le problème de ce patient est maintenant de notre ressort», dit le psychiatre et justifie l’existence de sangles.

Les sangles sont en effet justifiées, tout comme elles le sont lorsqu’un opéré inconscient risquerait d’enlever les sondes s’il n’avait pas les bras attachés. Mais ces sangles sont justifiées en raison des besoins physiques du patient. L’attachement a là un sens thérapeutique qui n’échappe à personne.

Il s’agit d’appeler un chat un chat. Attacher un patient en raison de nécessités liées à un traitement physique, empêcher un patient de marcher ou empêcher un patient d’arracher ses sondes implique une autre démarche que celle d’attacher un patient parce qu’il est violent.

L’atteinte à son intégrité corporelle

L’automutilation est de loin la forme d’agression la plus courante en psychiatrie. Il est important que la médecine se dote de moyens adéquats pour y faire face. Ce type de patients ont une image d’eux-mêmes très dévalorisées et plus d’espoir sur leur possibilité de s’organiser un avenir viable. L’attacher pour le protéger de lui-même atteindra ce qui lui reste de respect de sa personne, sapera le peu de dignité qui lui reste et contribuera à augmenter le sentiment de honte et de culpabilité.

Le règlement est prioritaire

Habituée aux hospitalisations en psychiatrie, Micheline souffre de psychose et de tabagisme. Elle entre volontairement à l’hôpital et, à peine installée dans sa chambre, un conflit éclate entre l’infirmier et elle: on ne fume pas dans les chambres. Une demi-heure plus tard, Micheline se retrouve attachée à son lit pour toute une nuit d’insomnie.

L’escalade

On ne compte plus les exactions, les provocations d’Orlando. Combien de marques de feu, de cigarettes sur les matelas et la literie, combien de vaisselle cassée, de murs abîmés, de mobilier démonté au cours de ses nombreuses hospitalisations? De guerre lasse, Orlando se retrouve attaché.

Un lieu de soins inapproprié

Une institution pour enfants polyhandicapés profonds construit des barreaux de 1 m 80 de haut, avec une serrure, et y enferme la journée, par moments, un enfant atteint d’autisme. Le soir, le mercredi après-midi, les week-ends, il reste chez ses parents, où là tout est ouvert.

Confort du personnel

Une femme d’âge mur, atteinte de la maladie de Alzheimer, est régulièrement et pendant de longues heures enfermée dans sa chambre ou sanglée sur sa chaise, son envie de rentrer dans sa maison nécessite une surveillance difficile.

Vivant dans l’anormal, l’anormal devient la norme

Personne, ni aucune institution n’est à l’abri de dérapage. Des brebis galeuses, il y en a aussi partout. Je cite Georges Favez, aumônier des prisons, lors de son intervention au congrès du GRAAP, mars l998, Les fous ne sont plus à lier: «En prison je vois tous les jours des gens qui ont commis des choses mauvaises. Parmi ces gens, il y en a vraiment beaucoup qui assument courageusement ce qu’ils ont fait. Ils savent que c’est mal, ils l’ont fait, ils le reconnaissent et ils sont prêts à en payer le prix. Moi j’aime bien cette attitude-là. En revanche, ce que je n’aime vraiment pas, c’est qu’on essaie de recouvrir une mauvaise action sous les oripeaux de l’éthique ou de la morale et qu’on en arrive, par exemple, à essayer de nous faire croire que c’est bien, ou que ce serait bien d’attacher des patients dans des hôpitaux psychiatriques.»

Tout aussi gênante est l’attitude qui consiste à dire: «On sait que ce n’est pas bien, mais c’est la moins mauvaise solution. On est impuissant, on ne peut pas faire autrement.» De ce genre d’arguments on peut déduire deux choses: ou bien il s’agit d’une complicité malsaine avec l’Etat qui a confié une mission, que l’on a acceptée, sans donner les moyens de l’accomplir d’une manière qui respecte la dignité de l’homme. Ou alors, on justifie une mauvaise action en décrétant avec une orgueilleuse conviction que personne ne peut faire mieux.

La responsabilité première des directeurs d’institution est de définir une ligne philosophique, d’en déduire un code éthique, de mettre sur pied une formation à l’intention de son personnel, d’obtenir les moyens de ses ambitions et finalement de mettre sur pied un système d’évaluation et de contrôle.

Ceci dit, il n’empêche que toutes les institutions qui sont investies de mandats limitant la liberté des personnes, tout comme celles qui accueillent des personnes qui sortent de ce qu’on appelle couramment la normalité, sont particulièrement menacées. La folie, la débilité, la criminalité, les dépendances des malades peuvent contaminer l’institution. Vivant au milieu de l’anormal, l’anormal devient la norme. Vivant dans un monde institutionnel où les résidents sont violents, les réponses violentes deviennent aussi «normales». Le bas seuil de tolérance face aux comportements asociaux des patients gagnent imperceptiblement le comportement des soignants: si l’on tolère que les patients tiennent un langage grossier à l’endroit des soignants, il y a de forts risques que les soignants contaminés s’expriment de manière irrespectueuse envers les malades.

Dans les situations à haut risque de dérapage, la présence des partenaires du projet thérapeutique lors de la réflexion concernant le choix des mesures à prendre, joue le rôle de garde-fou de l’éthique. Cette présence augmente les chances d’inventer une solution originale qui puisse débloquer la situation. Elle a aussi l’avantage de répartir sur plusieurs personnes la responsabilité de l’évolution du traitement.

Une politique d’ouverture au regard extérieur, une volonté d’écoute de la normalité ambiante permet de ne pas perdre de vue le simple bon sens, de justifier l’injustifiable, de ne pas trouver normal ce qui est inadmissible.

Fier de sa médecine

Coralie racontait avec emphase et admiration la haute technicité des soins qu’elle avait reçus ensuite de son attaque cardiaque. Avec force détails, elle présentait le matériel, tout comme la compétence du personnel. Elle parlait aussi du réconfort que cette équipe a pu lui apporter. Elle concluait: une opération cardiaque, c’est moins angoissant qu’un séjour en psychiatrie.

Bientôt, les départements de la santé publique investiront dans la psychiatrie suffisamment d’argent afin que les patients psychiques souffrant de troubles graves, comme ceux qui sont associés à la violence, puissent être fiers des soins intensifs qu’ils auront reçus. La durée pour parvenir à cette qualité de soins dépendra du temps que mettront tous les partenaires pour s’accorder, entre autres, sur cette question éthique: qu’est-ce qui est le Bien, le Juste, en psychiatrie. Les politiciens, eux aussi partenaires, pourront-ils aller à l’encontre des revendications des soignants, des personnes concernées, patients et proches? Nous sommes tous des patients potentiels. Ensemble, les divers partenaires de la psychiatrie sauront faire évoluer ce code moral au fur et à mesure des besoins et des nouveaux problèmes afin que l’éthique soit bien au service de l’homme.

Bibliographie :
Georges Favez, «L’éthique au service de l’homme», bimestriel «Tout Comme Vous», No 64, août 1998, Editions du GRAAP, Rue de la Borde 25, Case Postale 6339, 1002 Lausanne.

Le fou, le bien, le mal, la faute

Article – Médecine et Hygiène – Octobre 2001 – Madeleine Pont, Directrice du Graap

Résumé : Le fou, le bien, le mal, la faute. Le propos de cet article est de mettre en évidence les effets pervers de l’aide que l’on doit porter aux personnes souffrant de troubles psychiatriques. L’assistance, sans réciprocité, confirme le côté invalide de la personne patiente psychique. Développer une approche de partenaire, au contraire, valorise les ressources du patient et le mobilise pour défendre son projet thérapeutique, son projet de vie. Le partenariat remet en question le pouvoir médical et le privilège thérapeutique. Il est passé le temps où le médecin pouvait imposer un traitement par le simple fait qu’il est médecin donc infaillible au plan de ses choix éthiques. Le fait d’entrer dans une démarche de partenariat avec les personnes concernées par la psychiatrie -patients et proches – peut être un garde-fou afin que l’éthique soit bien au service de l’Homme.

Mots-clés : assistance – partenariat – contention – dignité – sens de la vie.

Summary : Madness, good and bad, right and wrong. The aim of this article is to highlight the pernicious effects of the various types of assistance given to those suffering from psychiatric disorders. Such assistance, where the psychiatric patient contributes nothing in return, merely serves to confirm his condition of being a depen-dent invalid. This approach needs to be replaced by one based on partnership which would develop the patient’s personal resources and activate him to successfully complete his therapy and pursue his long-term life aims. This concept of partnership leads to a reappraisal of the notions of both medical authority and the priority given to therapy. It is no longer acceptable for a doctor to impose a particular treatment simply by virtue of the fact that he is a doctor and hence infallible as regards ethical choice. The very fact of entering into partnership with the other groups invol-ved in psychiatry, namely patients and their families, would serve as a safeguard in ensuring that the ethic is correctly applied to the service of mankind.

Keywords : assistance, partnership, restraint, dignity, meaning of life.

«Qu’est ce que j’ai fait de faux, de mal, pour que le Bon Dieu me punisse ainsi?», demande inlassablement la maman d’un enfant fou. A cette plainte, répondait un cri: «Qu’ai-je fait de si monstrueux pour que l’on m’attache ainsi?», ou encore: «Je veux mourir, laissez-moi mourir!»

Se poser la question de l’éthique en psychiatrie, c’est accepter de s’interroger sur le sens de nos choix, de nos décisions, de nos actes, mais aussi le sens des événements, de ce qui arrive dans notre vie personnelle tout comme dans le monde.

La maladie psychique existant, des soins sont nécessaires. La maladie peut atteindre la capacité de l’homme à déterminer lui-même ce qui est bien et juste pour lui. Ainsi, pour des actes fondamentaux de sa vie, se nourrir, se loger, se soigner, par exemple, d’autres hommes doivent en décider pour lui. Nous ne reconnaissons pas le droit aux personnes, souffrant de troubles psychiques ou non, de se suicider. Notre société doit leur prodiguer protection et soins, contre leur volonté, si nécessaire.

Ce n’est pas le fruit du hasard, si, à divers niveaux, l’on se pose maintenant cette question: «Ethique et psychiatrie».

Une barrière

Pendant des siècles, l’on a pensé en mode binaire: bien-mal, juste-faux, homme-femme, travail-paresse, maladie-santé, folie-équilibre. Et les gens étaient étiquetés en pauvre-riche, sorcière-curé, élève-maître, malade-médecin, patient-infirmier, assisté-travailleur social. Dans le langage courant, l’on fait référence à une barrière: d’un médecin tombé malade, d’un ouvrier devenu chômeur, d’un policier ayant commis un délit, on dit: «Il a passé de l’autre côté de la barrière.» Ainsi, il y a d’un côté le statut de patient, proche, fou, exclu, administré, assuré, client, consommateur et de l’autre, il y a les bien-portants, les soignants, les travailleurs sociaux, les institutions, l’autorité.

Porter assistance

Aux problèmes révélés par les personnes les plus fragiles, notre société a répondu en offrant une aide concrète: de la soupe, des vêtements, un abri, des soins, une aide sociale, financière. Celui qui possède le savoir, offrira aide, conseils, soins, à celui qui est dans le besoin.

A l’indigence, on répond par la charité, par l’assistance. Et pourtant, déjà dans la Bible, il nous est conseillé d’enseigner la pêche plutôt que de donner du poisson. Apprendre à pêcher est un bon objectif. Mais encore faut-il être en condition d’apprendre et l’on sait que ventre creux n’a pas d’oreilles. Alors, on a donné. On a fait appel à la solidarité, à la mutualité, à la générosité. Du reste, le concept de la rente invalidité est bien de donner des sous aux personnes qui ne peuvent pas ou plus travailler, pour subvenir à leurs besoins. Et l’on donne toujours, en oubliant d’apprendre à pêcher. Savoir pêcher signifiant être responsable de sa vie et avoir les bons outils pour acquérir le statut d’Homme.

Le revers de l’assistance

Nous sommes dans un Etat qui entretient un rapport d’assistance avec ses citoyens les plus fragiles. Nous sommes imprégnés d’un concept d’assistanat. Notre sécurité sociale, à travers l’aide sociale, l’assurance-invalidité donne des millions de francs à des centaines de milliers de gens, pour ne rien faire. Les thérapies en psychiatrie sont encore très souvent élaborées en dehors des proches du patient, et souvent même sans vraiment impliquer le patient lui-même. Et, par exemple, la recherche sur le sujet du déni, de la compliance dans le domaine des psychoses, de l’alcoolisme est quasi inexistante. On travaille, on aide, on soigne, sans investir dans la recherche de la participation active de la personne qui fait l’objet de la nature du traitement de la prestation.

Dans le cas de l’Etat qui offre une rente, dans celui du psychiatre qui offre des soins, il serait bon de bien cerner quels sont les termes de l’échange, qui donne quoi, qui reçoit quoi.

Le rentier AI reçoit une assistance financière, un sentiment d’être une charge pour l’Etat et la confirmation d’une invalidité; il est dans la position humiliante du débiteur. L’Etat et ses serviteurs ont le sentiment de prendre leurs responsabilités, d’être généreux et soucieux des personnes les plus fragiles; ils ont une position noble et dominante. Le malade, quant à lui, est objet de soins, d’attention; le sentiment d’être diminué, dépendant s’installent. Le médecin, de son côté, glane la considération, augmente ses compétences et son estime de soi.

Ce fonctionnement vertical, aidant/aidé, peut propager une mentalité d’assisté: les bénéficiaires de l’aide médicale, sociale consomment, se démobilisent, se perçoivent comme victimes des événements, perdent le sens des responsabilités, conçoivent leur avenir d’assisté comme une fatalité. Leur moi, tout comme leur existence se rétrécit. Tout aussi dommageables peuvent être les effets de ce fonctionnement sur ceux retranchés de l’autre côté de la barrière. Ils pourraient développer une tendance à l’«enflure du moi»: imperceptiblement, la conviction qu’ils savent tout, sont au-dessus de tout, maîtrisent tout et mieux, gagne du terrain et ronge l’une des qualités indispensable pour rencontrer l’autre, l’humilité. Au-delà des mots, derrière le bavardage, s’installe le silence d’une solitude stérile:

«Mon fils descend à l’hôpital tous les mois faire sa piqûre vers l’infirmier et, tous les deux mois, il voit sa doctoresse. Chaque fois, je dois lui rappeler son rendez-vous, même parfois le forcer à y aller. Il me dit toujours: «Maman, mais qu’est-ce que je vais lui raconter. Je n’ai rien à lui dire.» Témoignage d’une mère lors d’une rencontre du groupe de proches du GRAAP.

Les autres me reconnaissent, donc je suis

C’est maman, puis papa, puis encore Pierre, Jacques et Jean, qui m’ont fait comprendre que j’existais, que j’étais une personne à part entière. Un sujet. Un acteur. Le groupe de mes petits copains d’école, puis la bande de mes camarades d’étude et enfin l’équipe de mes collègues de travail m’ont permis de me définir, de me démarquer, de me personnaliser, au fil de mon évolution. Ce sont les autres qui m’ont dit qui je suis. Pour paraphraser Pascal, les autres me reconnaissent, donc je suis.

Si mes parents me considèrent comme affectivement immature, mon tuteur comme pupille, mon médecin comme malade, l’Office AI comme invalide, l’assistante sociale comme assisté, mon employeur comme employé, mon atelier comme un protégé, comment pourrais-je parvenir à l’état adulte, sujet, acteur de ma vie?

Le sens de ma vie

Pas de doute pour nous, patients et proches, nous savons qu’il y a un grain qui grippe les rouages de notre société. Nous, les fous, nous sommes le feu rouge de notre société: attention, chaussée glissante! Nous sommes confrontés quotidiennement au sens de la vie. Nous ne parvenons plus à entreprendre quoi que ce soit sans que l’on ait trouvé la réponse à cette question qui est devenue routine: à quoi cela peut-il bien servir que… je me lève le matin… je mange… je me lave… je ne m’alcoolise pas?

Un des effets secondaires de la folie, c’est qu’elle a balayé les valeurs matérielles. Gagner beaucoup d’argent? faire carrière? avoir voitures, maisons et petites pépées? foutaise! Réussir, signifie tout autre chose.

«Mon médecin a eu une riche idée en m’encourageant à aller travailler au Réseau de l’Amitié (une des prestations du Service social du GRAAP. Le Réseau de l’Amitié, c’est une équipe de personnes concernées par la psychiatrie, intéressées à se former aux relations humaines. Ce service va au domicile des patients psychiques particulièrement isolés, dans le but d’établir une complicité et un projet de réinsertion sociale.) Là, je me sens utile et je peux apprendre à être toujours plus compétent.» Réussir sa vie, c’est être fier du sens qu’on peut lui donner.

On sait que la maladie psychique est le symptôme d’un mal de vivre. La honte, la culpabilité sont des facteurs surajoutés qui minent la colonne vertébrale psychique. Ces sentiments contribuent à la dévalorisation, la mésestime de soi: «Je suis un parasite… un raté… une charge…» La psychiatrie est confrontée à ce constat posé par les malades et la réponse qu’elle donnera doit en tenir compte, aux risques de peser sur la tête de l’apprenti nageur au lieu de tenir la main sous son menton.

Ethique, une nouvelle donne

Si les médicaments sont un indéniable soulagement de la souffrance, si les diverses thérapies modernes améliorent réellement la qualité de vie, force est de constater que le psychiatre n’a pas dans sa trousse de baguette magique qui va, à tous coups, redonner joie, espoir, confiance et force vitale. La médecine est en train de perdre son aura, son illusoire toute-puissance. Les médecins descendent de leur piédestal. Les praticiens disent plus volontiers leur limite, les patients acceptent de voir, en leur médecin, l’homme et non plus le magicien de la guérison.

La position du médecin dans la hiérarchie des professions est sujet à question: on se souvient d’un Conseiller d’Etat vaudois qui, à propos des salaires, remarquait que les médecins assistants n’étaient en fait que des apprentis. La mystification de la médecine, le pouvoir lié à ce métier est atteint par ce mouvement contestataire.

Il y a encore peu, le privilège thérapeutique plaçait le médecin au-dessus de la loi: on lui reconnaissait le droit de définir ce qui est bon et juste, comme si la corporation médicale, ayant forgé sa propre morale, était seule capable de définir, en dernier ressort, le bien pour le patient. Comme par enchantement, le serment d’Hippocrate mettait le médecin à l’abri des abus, des dérapages.

En abolissant le privilège thérapeutique lors de ses deux arrêts du 2 juillet (5C.48/1991/ bme) et 7 octobre l992 (1P.218/1991/ma), et plus récemment encore en février 1999, le Tribunal fédéral remet l’église au milieu du village et assoit les médecins au rang des paroissiens. Humain, donc faillible, le médecin n’est plus le détenteur de la vérité universelle en matière d’éthique.

Le partenariat

Cette prise de conscience provoque, dans le domaine des soins, l’émergence d’autres personnes qui détiennent aussi un savoir, aussi un pouvoir. Au niveau thérapeutique, les rôles changent de définition: le patient, les proches, le médecin deviennent tous trois des partenaires qui élaborent ensemble un plan thérapeutique pour lutter contre la maladie. L’objet de soins, c’est la maladie. Dans cette conception, de nouvelles alliances apparaissent: les proches, le milieu social, professionnel. Les différents partenaires apporteront chacun leur point de vue, ce qui modifiera, par conséquent, les objectifs de la psychiatrie, tout comme les règles éthiques: patients, proches, médecins négocieront ce qui est le Bien, le Juste.

L’éthique en psychiatrie, c’est cet ensemble de règles de conduite

C’est à travers ce regard sur l’évolution de l’éthique que nous, association de personnes concernées par la psychiatrie, patients et proches, pouvons aborder les interrogations et les dilemmes auxquels les professionnels de la psychiatrie sont confrontés.

L’éthique en psychiatrie alors devient cet ensemble de règles de conduite qui jalonnent le chemin que parcourt une équipe polyvalente pour dépasser un obstacle, la maladie.

L’objectif du traitement psychiatrique est de chercher les moyens qui permettront au patient de maîtriser ses problèmes psychiques et de conquérir une nouvelle autonomie. Cette nouvelle autonomie implique, entre autres, que ce patient ait découvert un sens à sa vie et se sente utile dans notre communauté.

La première règle

Lorsque la maladie psychique fait irruption, c’est toute la vie de la personne qui est ébranlée. Telles des ondes sismiques, l’aspect irrationnel désorganise l’environnement social, professionnel et thérapeutique. Une fois l’urgence dépassée, la première règle à observer est de s’atteler à construire une complicité, une alliance, établir une relation de partenaire.

Souffrant d’une grippe, le patient peut s’en sortir tout seul. Dans le cas d’une appendicite, on peut concevoir que le médecin n’a pas besoin de la participation active du patient. Par contre, dans le cas de la maladie psychique, la réussite du traitement est le résultat d’une alliance. Dans la majorité des situations, l’établissement de ce partenariat est possible. Pour y parvenir, des techniques de travail spécifiques existent, par exemple la conduite d’entretiens thérapeutiques, individuels, de famille, de réseau, formation à la dynamique de groupe, gestion de la relation conflictuelle, etc.

La contention

Cependant, comme la maladie psychique peut atteindre la conscience du patient et l’entraîner dans un mouvement de déni, le recours au traitement forcé, à l’hospitalisation non volontaire peut être incontournable. Les soignants ont le devoir de porter assistance à la personne malade tout en respectant sa liberté, sa dignité. Sur ces principes et à ce niveau-là, tout le monde est d’accord. C’est sur les moyens qu’apparaissent les divergences.

Tous les hôpitaux psychiatriques ont recours à la contention. La plupart des hôpitaux romands ont limité l’usage de la contention à la prise forcée de médicaments et au maintien du patient dans une chambre qui nous appelons chambre de soins intensifs. Quelques hôpitaux pratiquent encore l’attachement du patient avec des sangles à son lit.

Toute personne a droit à un traitement approprié qui corresponde à ses besoins

La psychiatrie ne peut pas traiter tous les dysfonctionnements de l’homme. L’hôpital psychiatrique n’est plus un asile, il n’est pas non plus une cour des miracles, et encore moins un cachot. L’hôpital psychiatrique n’est pas l’établissement approprié pour contenir des personnes qui sont d’une violence telle qu’elles mettent en danger la vie des autres personnes, au point où il faille les attacher à leur lit.

Aurions-nous l’idée d’installer à l’hôpital psychiatrique une salle de soins cardiologiques intensifs pour une personne cardiaque parce que, par ailleurs, elle aurait un diagnostic de psychose?

Le fou furieux

En ce qui concerne les comportements violents, il ne faut pas tout mélanger. La psychiatrie hérite d’une réputation dont il est de sa responsabilité de s’en départir. Le fou furieux, criminel, violeur n’est pas le patient fréquentant le plus souvent les institutions psychiatriques, cependant c’est son image qui, encore bien trop souvent, vient à la mémoire de monsieur et madame Tout-le-Monde lorsque l’on parle de maladie psychique. Attacher un patient en psychiatrie c’est réactiver cette stigmatisation.

On accepte maintenant l’idée que l’hôpital n’est pas une structure adaptée pour accueillir les patients psychiques qui ont commis un délit, les prisons se dotent de divisions psychiatriques.

Mettre la vie en danger d’une personne – personnel infirmier, autres patients – est un acte délictueux. Cet acte implique une réponse de la Justice qui doit se donner les moyens de traiter cette situation en respect des Droits de l’Homme. Lorsqu’une personne agresse, elle fait du mal. Si elle en a conscience, il est important que son acte soit sanctionné, qu’elle paie et ait la possibilité de réparer. Si elle n’en a pas conscience, les mesures prises doivent concourir à provoquer cette prise de conscience. Le rôle de l’hôpital est de soigner, non pas de faire justice.

L’inconscience des risques

A ce principe, pas d’exception. Les exemples suivants démontrent que l’attachement pour des raisons psychiatriques ne se justifie en aucun cas.

Ensuite d’un accident, l’hôpital général met la jambe du patient dans un plâtre. Ne nécessitant plus de soins, ce patient pourrait rentrer à la maison si ce n’est qu’il est atteint de débilité mentale et de psychose, actuellement dans une phase floride. Il veut toujours marcher, inconscient des risques évidents qu’il court. «Le problème de ce patient est maintenant de notre ressort», dit le psychiatre et justifie l’existence de sangles.

Les sangles sont en effet justifiées, tout comme elles le sont lorsqu’un opéré inconscient risquerait d’enlever les sondes s’il n’avait pas les bras attachés. Mais ces sangles sont justifiées en raison des besoins physiques du patient. L’attachement a là un sens thérapeutique qui n’échappe à personne.

Il s’agit d’appeler un chat un chat. Attacher un patient en raison de nécessités liées à un traitement physique, empêcher un patient de marcher ou empêcher un patient d’arracher ses sondes implique une autre démarche que celle d’attacher un patient parce qu’il est violent.

L’atteinte à son intégrité corporelle

L’automutilation est de loin la forme d’agression la plus courante en psychiatrie. Il est important que la médecine se dote de moyens adéquats pour y faire face. Ce type de patients ont une image d’eux-mêmes très dévalorisées et plus d’espoir sur leur possibilité de s’organiser un avenir viable. L’attacher pour le protéger de lui-même atteindra ce qui lui reste de respect de sa personne, sapera le peu de dignité qui lui reste et contribuera à augmenter le sentiment de honte et de culpabilité.

Le règlement est prioritaire

Habituée aux hospitalisations en psychiatrie, Micheline souffre de psychose et de tabagisme. Elle entre volontairement à l’hôpital et, à peine installée dans sa chambre, un conflit éclate entre l’infirmier et elle: on ne fume pas dans les chambres. Une demi-heure plus tard, Micheline se retrouve attachée à son lit pour toute une nuit d’insomnie.

L’escalade

On ne compte plus les exactions, les provocations d’Orlando. Combien de marques de feu, de cigarettes sur les matelas et la literie, combien de vaisselle cassée, de murs abîmés, de mobilier démonté au cours de ses nombreuses hospitalisations? De guerre lasse, Orlando se retrouve attaché.

Un lieu de soins inapproprié

Une institution pour enfants polyhandicapés profonds construit des barreaux de 1 m 80 de haut, avec une serrure, et y enferme la journée, par moments, un enfant atteint d’autisme. Le soir, le mercredi après-midi, les week-ends, il reste chez ses parents, où là tout est ouvert.

Confort du personnel

Une femme d’âge mur, atteinte de la maladie de Alzheimer, est régulièrement et pendant de longues heures enfermée dans sa chambre ou sanglée sur sa chaise, son envie de rentrer dans sa maison nécessite une surveillance difficile.

Vivant dans l’anormal, l’anormal devient la norme

Personne, ni aucune institution n’est à l’abri de dérapage. Des brebis galeuses, il y en a aussi partout. Je cite Georges Favez, aumônier des prisons, lors de son intervention au congrès du GRAAP, mars l998, Les fous ne sont plus à lier: «En prison je vois tous les jours des gens qui ont commis des choses mauvaises. Parmi ces gens, il y en a vraiment beaucoup qui assument courageusement ce qu’ils ont fait. Ils savent que c’est mal, ils l’ont fait, ils le reconnaissent et ils sont prêts à en payer le prix. Moi j’aime bien cette attitude-là. En revanche, ce que je n’aime vraiment pas, c’est qu’on essaie de recouvrir une mauvaise action sous les oripeaux de l’éthique ou de la morale et qu’on en arrive, par exemple, à essayer de nous faire croire que c’est bien, ou que ce serait bien d’attacher des patients dans des hôpitaux psychiatriques.»

Tout aussi gênante est l’attitude qui consiste à dire: «On sait que ce n’est pas bien, mais c’est la moins mauvaise solution. On est impuissant, on ne peut pas faire autrement.» De ce genre d’arguments on peut déduire deux choses: ou bien il s’agit d’une complicité malsaine avec l’Etat qui a confié une mission, que l’on a acceptée, sans donner les moyens de l’accomplir d’une manière qui respecte la dignité de l’homme. Ou alors, on justifie une mauvaise action en décrétant avec une orgueilleuse conviction que personne ne peut faire mieux.

La responsabilité première des directeurs d’institution est de définir une ligne philosophique, d’en déduire un code éthique, de mettre sur pied une formation à l’intention de son personnel, d’obtenir les moyens de ses ambitions et finalement de mettre sur pied un système d’évaluation et de contrôle.

Ceci dit, il n’empêche que toutes les institutions qui sont investies de mandats limitant la liberté des personnes, tout comme celles qui accueillent des personnes qui sortent de ce qu’on appelle couramment la normalité, sont particulièrement menacées. La folie, la débilité, la criminalité, les dépendances des malades peuvent contaminer l’institution. Vivant au milieu de l’anormal, l’anormal devient la norme. Vivant dans un monde institutionnel où les résidents sont violents, les réponses violentes deviennent aussi «normales». Le bas seuil de tolérance face aux comportements asociaux des patients gagnent imperceptiblement le comportement des soignants: si l’on tolère que les patients tiennent un langage grossier à l’endroit des soignants, il y a de forts risques que les soignants contaminés s’expriment de manière irrespectueuse envers les malades.

Dans les situations à haut risque de dérapage, la présence des partenaires du projet thérapeutique lors de la réflexion concernant le choix des mesures à prendre, joue le rôle de garde-fou de l’éthique. Cette présence augmente les chances d’inventer une solution originale qui puisse débloquer la situation. Elle a aussi l’avantage de répartir sur plusieurs personnes la responsabilité de l’évolution du traitement.

Une politique d’ouverture au regard extérieur, une volonté d’écoute de la normalité ambiante permet de ne pas perdre de vue le simple bon sens, de justifier l’injustifiable, de ne pas trouver normal ce qui est inadmissible.

Fier de sa médecine

Coralie racontait avec emphase et admiration la haute technicité des soins qu’elle avait reçus ensuite de son attaque cardiaque. Avec force détails, elle présentait le matériel, tout comme la compétence du personnel. Elle parlait aussi du réconfort que cette équipe a pu lui apporter. Elle concluait: une opération cardiaque, c’est moins angoissant qu’un séjour en psychiatrie.

Bientôt, les départements de la santé publique investiront dans la psychiatrie suffisamment d’argent afin que les patients psychiques souffrant de troubles graves, comme ceux qui sont associés à la violence, puissent être fiers des soins intensifs qu’ils auront reçus. La durée pour parvenir à cette qualité de soins dépendra du temps que mettront tous les partenaires pour s’accorder, entre autres, sur cette question éthique: qu’est-ce qui est le Bien, le Juste, en psychiatrie. Les politiciens, eux aussi partenaires, pourront-ils aller à l’encontre des revendications des soignants, des personnes concernées, patients et proches? Nous sommes tous des patients potentiels. Ensemble, les divers partenaires de la psychiatrie sauront faire évoluer ce code moral au fur et à mesure des besoins et des nouveaux problèmes afin que l’éthique soit bien au service de l’homme.

Bibliographie :
Georges Favez, «L’éthique au service de l’homme», bimestriel «Tout Comme Vous», No 64, août 1998, Editions du GRAAP, Rue de la Borde 25, Case Postale 6339, 1002 Lausanne.

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