Une brèche dans le ghetto

La relation solidaire

«Non, Madame, je vous le répète, il n’en est pas question, vous n’aurez pas un sou pour eux. Voilà trois ans que vous venez régulièrement demander de l’argent pour ces familles, maintenant c’est fini N.I. ni.»

Voilà ce que me répondait, il y a une dizaine d’années en arrière, un préposé à la Sécurité sociale d’une commune de l’Ouest lausannois, lorsque je lui présentais pour la Xe fois, il est vrai, une demande d’assistance financière pour une jeune famille. Et lorsque je lui dis: «Mais que vont-ils devenir?» Il me répondit fermement et sans réplique: «Placez-les dans un foyer, la femme dans un home féminin, le mari à l’Armée du Salut et les enfants dans une institution.» Il se leva, la discussion fut close.

Verte de rage, je quittai le bureau communal et m’effondrai sur le siège de ma voiture, envahie par un profond sentiment d’impuissance. Assistante sociale, mon métier est d’aider les autres à résoudre les problèmes de la vie quotidienne. Me voilà incapable de répondre à leur demande: assurer leur minimum vital. Et je vis défiler devant mes yeux la dizaine d’autres dossiers de familles qui sont dans la même situation à qui il sera aussi probablement répondu : «Non, on ne paie plus.»

J’avais tout essayé, épuisé toutes les possibilités, tiré toutes les sonnettes. Le père de famille est bien constitué, deux jambes, deux bons bras, une tête, il pouvait donc travailler. Mais voilà, il ne tient pas en place. «Ce n’est pas que je sois instable, disait-il, mais je ne trouve pas le travail qui me convienne.»

Il m’était impossible de proposer la séparation d’une famille pour des raisons financières. Alors, quelle autre solution? Que faire, je ne voyais rien. Je n’avais plus aucune proposition à leur formuler. Je ne pouvais qu’avouer mon impuissance à les aider et leur faire part de mes craintes. Et c’est ce que je fis : je réunis quelques-unes de ces familles les plus menacées et, en toute humilité, leur avouai qu’il ne serait plus possible pour moi d’obtenir la garantie financière de leur minimum vital.

Ce fut le déclic. Ce faisant, je rendais à chaque famille son problème. Mais alors, tous ensemble, nous nous solidarisions contre la misère dans laquelle ils vivaient, depuis des générations. Concrètement, nous décidions de nous réunir régulièrement pour réfléchir au pourquoi de cette situation.

C’est ainsi que s’est créé le Groupe des familles du Quart-Monde de l’Ouest lausannois. A partir de ce constat d’impuissance, à partir de cette prise de conscience-là, tout a commencé à changer.

L’assistante sociale n’était plus celle qui pouvait, savait, réussissait. Les familles n’étaient plus des cas sociaux, qui n’avaient plus qu’à dire merci. Il n’y avait plus, d’un côté ceux qui ont le pouvoir d’aider et offrent de l’aide et, de l’autre, ceux qui demandent et reçoivent des secours. Par contre, nous étions, familles et assistante sociale ensemble, alliés pour lutter contre la misère sous toutes ses formes. De la relation d’aide, nous avons passé à une relation solidaire.

Le processus de l’exclusion

Comme je ne pouvais plus apporter l’aide attendue, ces familles devaient chercher activement une solution. Devant le danger (séparation de la famille) ils se sont révélés responsables. De l’assistance, de la dépendance, ils ont passé à la responsabilité, Entre eux, entre nous, nous découvrions le partage, l’entraide: «Moi j’ai trois yaourts, prends-les et passe-moi un litre de lait.» «Je t’apprends à écrire cette lettre et toi tu vas rendre visite à cette vieille dame.» Pour l’assistante sociale, la notion d’entraide et de réciprocité l’emportait sur le professionnalisme. A réfléchir, à discuter ensemble, nous découvrions que le cas particulier d’une famille n’était plus si individuel que ça, mais se généralisait à toute une couche de population. Nous réalisions que la famille Dupont n’était pas la seule à être un «cas»! Mais qu’elles étaient 10, 20, 50 familles dans une ville à être un «cas». Les Dupont ‘étaient pas l’exception, mais une famille parmi tant d’autres qui vivent la misère. Si j’ai pris cet exemple du Quart-Monde, c’est d’une part parce que c’est cette expérience-là qui m’a fait découvrir que les gens qui demandent de l’aide ne sont pas des cas, mais des personnes à part entière, qui ont les mêmes besoins, les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi. D’autre part, bien que les groupes de patients psychiques ne soient pas à apparenter au Quart-Monde, tous deux souffrent des mêmes mécanismes de rejet de la part de la société. Le processus pour lutter contre l’exclusion dont tous deux sont les victimes prend pour moi le même chemin en ce qui concerne les principes fondamentaux.

Toute société a ses marginaux c’est vrai, mais est-ce que cela ne signifie pas que ces personnes déviantes montrent, cristallisent les failles de notre société. Notre société a résolu plein de problèmes, nus avons des avions intercontinentaux, des fusées, des ordinateurs. Cependant, nous sommes démunis face à la solitude, l’angoisse, le manque d’amour, etc. Grâce au téléphone, nous pouvons communiquer quand bon nous semble avec une personne qui se trouve à l’autre bout de la terre et nous sommes incapables de sortir tel voisin de l’enlisement dans lequel l’entraîne sa vie. Nous avons une jeunesse dynamique, créatrice, entreprenante et une autre qui traîne, une seringue dans la poche.

Toutes ces personnes qui ne suivent pas le rythme, qui ne sont pas dans le mouvement, tous ces groupes de personnes marginalisées qui stagnent dans la misère de génération en génération, ou qui sombrent dans la drogue ou l’alcool ont des points communs. Elles ont des points communs aussi avec ceux qui ne répondent pas aux exigences de rendement économique ou qui n’obtiennent pas un minimum de bagage culturel, avec ceux qui n’arrivent pas à suivre à l’école ou qui adoptent des comportements inhabituels. Voilà, ce sont là les signes des maladies de notre société. Celle-ci réagit à ses maladies, elle s’en défend en sécrétant des ghettos où elle parque ses marginaux.

Ainsi, ces personnes marginalisées sont, dans leur majorité, mises à l’écart du monde économique et de la consommation, du monde du travail et des lieux de formation. Elles sont vouées à vivre un style de vie que l’on ne souhaite pas à ses enfants. Pour l’habitat: l’hôpital psychiatrique, le foyer, la solitude d’un studio en ville, la prison ou le HLM. Pour le travail: un statut professionnel non valorisé, pour autant qu’il y ait un emploi. Pour les relations sociales: c’est limité aux personnes ayant le même type de handicap. Au niveau économique, c’est souvent un revenu garantissant le minimum vital, sans plus.

Un ghetto doré

Par ailleurs, ce ghetto a des aspects dorés: il offre une forme de sécurité et crée des habitudes de vie. Pas besoin de se lever le matin, par exemple. Les exigences au niveau de la qualité de la vie sont moindre, le ghetto crée aussi une identité collective, un nivellement: «Je me complais dans ma médiocrité, je suis, avec ma rente AI, un clochard de luxe, du reste, je n’ai plus de soucis financiers, c’est le tuteur qui fait mes comptes. Pourquoi est-ce que je me fatiguerais?»

Telle une drogue, il devient de plus en plus difficile de quitter ce milieu où règne le faux confort d’une certaine facilité: «Pendant les sept années où j’étais hospitalisé, j’étais nourri, logé, blanchi, et il y a même une cloche pour te dire d’aller manger. L’assurance maladie payait gentiment tout et il me restait ma rente AI pour moi. Maintenant, je dois payer ma pension (3500 francs par mois), ma rente AI ne suffit pas, l’assistance publique paie la différence et me donne 140 francs par mois, soit 4 fr. 50 par jour. Je te jure qu’il faut vouloir s’en sortir, il faut de l’énergie pour affronter une vie plus libre et plus responsable. Et ça me coûte, au sens propre et au sens figuré. Vivre assisté, quelque part c’est tentant…»

«Moi, je n’ai pas honte d’être hospitalisé en psychiatrie, me disait un autre patient. J’aurais plutôt tendance à m’en vanter. Je dis que je suis à Cery, alors je sens que l’on excuse mon comportement. C’est vrai, je suis un rustre, tu me connais, c’est pas pour rien que je suis à Cery.»

Sournoisement, le ghetto crée ses adeptes, on renie la société, on refuse de s’y intégrer. Quelqu’un disait: «Il faut vraiment être fou pour vivre dans cette société où règnent des mots comme: concurrence, compétition, guerre, pollution, sous-alimentation, où le travail n’offre pas une raison de vivre, où les relations avec le voisinage – du genre chacun pour soi – n’apportent aucune chaleur… Pourquoi se lever le matin? Pourquoi dormir?’Pourquoi manger? Pourquoi lutter? Pourquoi VIVRE?» Pourquoi vivre. N’est-ce pas cette question-là que posent e définitive les personnes qui consultent le médecin, l’assistante sociale? Et que répondons-nous? Nous offrons: médicaments, rentes, ateliers protégés, foyers. Nous offrons des professionnels qui aident, qui soignent, qui occupent, qui divertissent les personnes qui ont mal à la vie.

Ainsi, par les réponses que nous leur proposons, nous, les professionnels, nous les poussons dans le ghetto ceux qui n’y sont pas encore et y enfonçons ceux qui y sont déjà. Gérald, grâce aux médicaments, au savoir et au sourire chaleureux de son médecin, a quitté son délire et rejoint le monde de la raison raisonnable. Il va au Centre de loisirs du coin. Là, on lui propose: soutien, peinture, céramique, poterie, photo, menuiserie, cheval, piscine, etc. Les animateurs sympas sont là, avec toutes leurs propositions dans les bras. Et Gérald a une phrase qui tourne dans sa tête: «Tout ça devrait m’intéresser pourtant je n’en ai pas envie. Je suis donc bien malade.» Et de rentrer chez lui encore plus dépité.

Une fois de plus, trop souvent, nous croyons savoir mieux à la place des gens et nous leur offrons sur un plateau des solutions auxquelles ils avaient pensé depuis longtemps eux-mêmes, mais qu’ils ne pouvaient pas réaliser par manque de motivation. On ne motive pas ceux qui ne croient plus en rien en leur proposant des solutions.

Tout comme les gens bien portants, les patients psychiques ont un sentiment de dignité que l’on ne peut pas impunément violer. Proposer à quelqu’un de l’aide, c’est implicitement lui dire: «Moi je peux, je sais, toi tu n’es pas ou plus capable!» En voulant l’aider, on peut ainsi l’atteindre dans son narcissisme, et développer chez lui une attitude que l’on peut qualifier de démissionnaire, «Vous pensez que je ne suis pas capable de faire mes comptes, et bien faites-les. Moi, maintenant, je m’en fiche.» Il peut donc arriver qu’en aidant une personne on l’aide, en fait, à se déresponsabiliser. Bien sûr, il est parfois indispensable d’assister une personne en agissant à sa place, en pensant pour elle, mais il faut savoir qu’elle réagit, en réponse à cette aide, par des sentiments de dépendance, de dévalorisation de soi, d’irresponsabilité.

Responsables

Comme professionnels, nous nous gardons bien de pratiquer l’entraide. L’entraide qui permet la réciprocité: «Tu m’aides, merci, mais je ne te suis pas redevable parce que moi aussi je t’ai aidé, ou je vais t’aider.» Pourquoi ne la pratiquons-nous pas? Mais parce que nous sommes là, à disposition, payés pour être au service des pauvres, des malades, de la veuve et de l’orphelin, ou pour soigner notre prochain. Nous ne partageons pas, nous donnons. C’est beau de donner. Mais nous oublions qu’il n’est pas facile de recevoir, surtout si l’on se croit incapable de donner.

En Suisse, on ne meurt pas de faim; il n’est légalement pas possible de vivre sans logement. L’État veille à ce que tous citoyens aient un minimum vital garanti. C’est là nettement un progrès de notre société. Au niveau matériel, il existe donc une protection. A d’autres niveaux, aussi, notre société s’est donnée toutes sortes de moyens d’intervention pour aider les gens à mieux vivre.Mais il peut arriver que, partant d’un bon sentiment, par exemple protéger les membres les plus faibles de notre société, nous dévions et, de la protection, nous aboutissons à la déresponsabilisation.

Permettez un exemple. La Loi vaudoise de 1916 concernant la protection de l’enfance stipule que toute personne (frère, soeur, oncle, tante et grands-parents y compris), qui désire garder chez elle un enfant doit en demander l’autorisation au Greffe municipal de son domicile ou à l’inspectrice des enfants placés. A cette époque, les familles concernées par le placement des enfants se recrutaient essentiellement dans le sous-prolétariat, celui-ci était disséminé dans tout le territoire du canton. Cette loi a passé sans faire un pli. Probablement qu’à l’époque, cette loi était jugée comme hautement humanitaire: on se préoccupe de la protection de ces pauvres enfants de pauvres. Les familles concernées de l’époque, qui étaient aussi les plus démunies, étaient loin d’être à même de pouvoir réagir contre cette flagrante ingérence de l’État dans leurs affaires privées.

En 1976, révision de cette loi. La Commission parlementaire, chargée de cette révision, comprenait des professionnels du médico-social (assistants sociaux, médecins, etc.) qui défendaient toujours, en 1976, l’idée que les grands-parents, les frères et soeurs, les oncles et tantes doivent demander l’autorisation à l’État pour accueillir leur petit-fils, leur neveu ou leur frère. Ce groupe proposait aussi la constitution de tout un réseau d’inspecteurs et inspectrices, capables de surveiller les placements et de recruter les bonnes familles d’accueil. Sur la même lancée, il propose que l’État prenne toute mesure utile pour dépister les mineurs dont le développement physique, mental ou social risque d’être compromis. Ils ajoutent encore que c’est aussi l’État qui doit aux parents et aux personnes responsables de mineurs l’information sur l’évolution des connaissances dans le domaine éducatif. Ainsi l’État, à travers ses fonctionnaires, s’attribue le droit de juger ce qui est juste et ce qui est bon en matière d’éducation, de désigner qui a le droit d’éduquer un enfant et de contrôler l’application de ces règles.

Si cette proposition a finalement été rejetée, c’est bien parce que de nombreuses familles de milieux divers sont aujourd’hui concernées par les placements d’enfants. En 1976, nous sommes encore, rappelons-le, dans la période qui profite des retombées de l’euphorie économique: le social a le vent en poupe, les services se développent, les équipes augmentent, les fonctionnaires sociaux sont en proie à un sentiment de toute puissance. L’expérience, les connaissances des personnes concernées ne représentaient aucun poids, elles n’avaient aucun pouvoir. Les professionnels de l’aide sociale et éducative arrosaient notre population de leur savoir mais aussi de leur bienveillance parce que ne l’oublions pas, «tout ça est pour leur bien».

La responsabilité de la famille et de l’individu a pris à cette époque un sacré coup. Il est évident que si les familles concernées avaient pu être consultées, de telles entorses au bon sens auraient pu être évitées. Bien sûr, notre société a évolué depuis le Moyen Age dans son attitude à l’égard des personnes malades ou défavorisées. Et certainement ces mode, qui font que les professionnels du médico-social privilégient tel ou tel type d’intervention, font aussi avancer les choses en permettant des prises de conscience collectives. Dans cet exemple, en rendant l’État responsable de définir ce qui est bon pour l’éducation des enfants, on a amené en conséquence les pouvoirs publics à mettre en place une infrastructure d’accueil pour les petits enfants (crèches, mères gardiennes, etc.).

On peut relever que, malgré tout, nous avons bien de la peine à répondre aux problèmes des gens qui sont mal dans leur vie, mal dans la société, sans ébrécher leur sens des responsabilités.

Un projet de civilisation

Notre civilisation occidentale met en avant des valeurs comme:
– l’individu prime sur la collectivité;
– plus de biens et confort matériel;
– développement des techniques;
– rapidité, rentabilité, productivité, dynamisme, consommation, activité, compétition, combativité, etc.

Et qu’entend-on si l’on écoute les personnes émargeant de ces valeurs: que mettent-elles en avant? Solidarité, entraide, chaleur humaine, amour, respect, dignité, minimum vital, partage, nature, poésie. Serait-ce d’une autre civilisation dont elles parlent?

Par leurs souffrances, les patients psychiques signalent que «l’Eglise n’est pas au milieu du village». Nous avons dit que, face à cette souffrance, nous répondons par une forme plus ou moins élaborée d’assistance, nous mettons un baume (combien apprécié aussi du reste), sur les plaies sans vraiment éradiquer le mal.

Le père Joseph Wresinsky, fondateur du mouvement Aide à Toute Détresse, le Quart-Monde en France, interpellait, il y a trente ans, les populations des bidons-villes en leur disant: «N’avez-vous pas honte d’accepter la soupe populaire? Vous êtes des hommes dignes et respectables.» Et aux bénévoles qui distribuaient cette soupe, il leur disait: «Aux exclus, aux pauvres, il faut proposer non pas de la soupe, mais un projet de civilisation.» Un projet de civilisation, cela voulait dire, en bref: «La misère est une honte, pour tous, riches ou pauvres. Détruisez-la plutôt que de la subir! Engagez-vous pour faire régner d’autres valeurs, luttez pour que tous jouissent de conditions de vie digne d’un être humain!» A la place de l’assistance, il propose un projet de civilisation. Une civilisation où solidarité et générosité remplacent assistance et pitié, où chaleur humaine prime sur confort matériel, etc. Partant de la misère de l’homme dans cette société, ce projet touche le fond du problème, les racines du mal. C’est vrai qu’il s’agit, dans le discours du Père Joseph, de misère matérielle, prioritairement. Mais il est bien clair que la misère n’est pas qu’économique, la souffrance quotidienne des patients est là pour le prouver. Les patients psychiques, eux aussi, sentent la nécessité de rassembler pour lutter pour une société plus humaine. En plus, ce projet peut concerner tout le monde car, rêver à une autre civilisation n’est pas le propre des exclus. C’est justement pourquoi il est possible de créer des ponts entre les marginaux et le monde des biens-portants. Ce projet de civilisation, nous pouvons le construire ensemble. Le GRAAP, Groupe romand d’accueil et d’action psychiatrique, ne fait rien d’autre que d’apporter sa pierre à la construction de cet édifice.

Une brèche dans le ghetto

Le propre de ce ghetto, pour résumer, est de donner aux gens qui en font partie le sentiment de ne pas être considérés comme des personnes à part entière, d’être dévalorisés, déresponsabilisés, inutiles, parasites, sans statut, sans reconnaissance. Tous ces sentiments détruisent le moi de la personne et continuent à faire en sorte qu’elle s’isole.

La solitude. Cette solitude que l’on n’a pas choisie, celle qui vous colle à la peau, celle qui confirme insidieusement votre mort sociale. Etre patient, être marginal, ne pas être comme tout le monde, c’est la honte. On a honte de cette étiquette de malade mental, du statut de patient non rentable. Alors on se cache, on se fait remarquer le moins possible. On ne sort plus. Quitter cette honte et son corollaire, la solitude, c’est là que se situe la toute première brèche dans ce ghetto. Le groupe de patients permet de rompre le silence qui entoure chacune de ces personnes. Bien sûr dans le cabinet du médecin, sur son lit à l’hôpital, au bureau de l’assistante sociale, on ose dire que «ça» ne va plus dans notre tête et que l’on entend de nouveau ces voix qui vous disent des choses…. On aime bien cet infirmier, ce médecin, cet ergothérapeute. Mais ce n’est pas la même chose, parce que lui, eh bien, il a réussi sa vie, la preuve: il est payé pour écouter mes misères, tandis que moi, ce n’est pas brillant.

Dans le groupe, cette même expérience: cette lutte contre ces voix, pour prendre cet exemple, prend une autre allure: ce n’est plus la marque de la différence entre soignant et soigné, au contraire, c’est le signe de ce qui rassemble.

Au groupe, la maladie est un point commun un élément qui rallie, un moyen d’identification. Dans la rue, parmi le voisinage, au travail, dans le regard des gens, on sent comme un jugement, une accusation, le reflet de notre différence. Dans le groupe, il n’y a pas à se cacher, à camoufler cette partie de soi si importante. L’expérience psychiatrique est reconnue: comme toute expérience humaine, elle fait partie du bagage de la personne et peut être prise valablement en considération. En vivant une difficulté psychiatrique, on a acquis une expérience en plus. Et c’est ce plus qui est relevé dans un groupe de patients. Réceptacle de soins, de médicaments, d’attention, de thérapie, les patients psychiques en s’intéressant à un groupe prennent, dans une certaine mesure, leur destin en mains. Ainsi, l’ensemble de toutes ces expériences, la juxtaposition de tous ces vécus individuels créent une toile de fond, une conscience collective, une identité sociale. Les membres d’un tel groupe se reconnaissent des points communs, des qualités communes qui donnent naissance à un sentiment d’appartenance à une collectivité sociale.

C’est ce sentiment d’appartenance, cette identité sociale commune qui dynamisera une action d’ensemble. Sans cette identité collective, pas d’action possible. C’est parce que plusieurs personnes se sentent concernées par les mêmes questions qu’elles vont pouvoir se stimuler et s’engager dans l’action, établir un plan, un programme. Par ailleurs, ce sentiment d’appartenance sera d’autant plus fort que ce qui rassemble les gens est frustrant, douloureux, révoltant. Quand tout va bien, on n’a rien envie de changer, c’est évident. Pour un groupe de patients psychiques, l’ennemi commun pourrait être vite désigné: les médecins et le personnel soignants et leurs outils de travail, les hôpitaux, les traitements, les médicaments. A Lausanne, à la naissance du GRAAP, certains médecins ont eu peur: «En voilà encore qui vont nous tomber dessus.» et, le sigle GRAAP, Groupe romand d’accueil et d’action psychiatrique, offre du reste un jeu de mots facile, que certains n’ont pas manqué de relever: groupe d’action anti-psychiatrique.

C’est donc dans le choix des objectifs du groupe que tout se joue. Quel sera le but? Casser du psy? Pour nous, à Lausanne, si nous parlons d’un projet de civilisation, ce n’est pas par goût prononcé pour la philosophie, mais bien plus, pour coller à la réalité des membres du groupe qui sont concernés. Par exemple, dans son premier journal, déjà, le GRAAP montre la couleur, il dit: «A travers des actions concrètes, modifier le regard porté sur les patients psychiques» et vise déjà plus loin que les médecins, il pointe monsieur et madame Tout-le-Monde. Ce n’est pas un hasard si ce journal s’appelle «Tout Comme Vous». Rien à voir avec casser du psy. Par ailleurs, se limiter à cibler la psychiatrie, c’est rétrécir terriblement le champ d’activité, c’est limiter le problème des patients psychiques à la psychiatrie. C’est ignorer le rejet du monde économique et social dont souffrent aussi gravement les patients psychiques. C’est nier l’influence de la pédagogie, de l’urbanisme, etc. sur la maladie mentale. D’autre part, en visant les psychiatres, on reproduirait un comportement que l’on réprouve: il ne s’agit pas de mettre au ban un autre groupe de population, de définir des coupables, en l’occurrence les psychiatres. Non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, c’est tout au plus dénoncer des comportements qui excluent, qui déresponsabilisent, qui déshumanisent et les psychiatres n’en n’ont pas, et de loin, le monopole!

Notre objectif serait plutôt de mettre en évidence, par tous les moyens, les attitudes, les fonctionnements, les réalisations qui valorisent et permettent l’épanouissement de la personne. Et en parallèle de dénoncer tout ce qui rabaisse l’homme à un statut misérable.

Mais, en premier lieu, il convient de balayer devant sa porte et d’essayer de vivre en accord avec ces valeurs-là.

Dans un tel groupe, on n’exclut personne. Tous ont leur place. Ce n’est pas si évident à vivre. On a pu remarquer qu’on a vite tendance à vouloir faire sentir à ceux qui sont plus mal en point que soit ils nous cassent les pieds, qu’ils ralentissent nos discussions et qu’on aimerait bien qu’ils aillent voir ailleurs. Il n’est pas facile de pratiquer la tolérance: au niveau de l’expression, toutes les idées, toutes les conceptions, toutes les opinions ont le droit d’être pensées, exprimées. On doit donc s’efforcer de comprendre les positions des autres et non juger les personnes. Dans un tel groupe, chaque personne doit sentir qu’elle est acceptée comme elle est, qu’elle a une valeur, qu’elle occupe une place digne et respectée.

D’autre part, à travers les discussions, chacun doit pouvoir sentir qu’il n’est pas un numéro dans cette société mais un être unique qui laisse une trace dont il est responsable. Malgré son vécu et ses antécédents, malgré ses difficultés et ses problèmes, chaque membre doit se sentir le plus possible responsable de sa vie, de son avenir et du rôle qu’il joue dans la société. Le pendant de ce sentiment de responsabilité est le sentiment d’utilité car, quand on se sent responsable, on se sent exister, on se sent utile. Aucune vie humaine n’est gratuite, chacune a un rôle, une place sur cette terre. Le groupe doit permettre à chacun d’expérimenter, de vivre ce sentiment d’être utile.

On ne peut énumérer les principes qui avivent un tel groupe sans parler de générosité, d’enthousiasme et de conviction. Ces trois mots sont comme l’essence pour un moteur. Ils imprègnent le climat et l’ambiance du groupe. Ces trois mots, générosité, enthousiasme et conviction dégagent dans un groupe une énergie qui est aussi contagieuse qu’une bonne scarlatine.

Concrètement, pour le patient qui adhère à un tel groupe, il remarque rapidement qu’il n’est plus seul dans son coin avec sa maladie: il élargit son expérience à celles des autres. D’individuelle, d’égocentrique, son expérience devient collective. Il passe de son cas particulier au problème général.

Si chez le médecin, le patient cherche une solution à son problème, au groupe, on réfléchit en termes de collectivité, en termes d’avenir: «Pour que nos enfants n’aient pas à vivre ce que j’ai vécu», relève l’un des membres. De patient, il devient militant. A discuter ainsi, à partir du vécu, les idées se confrontent, progressivement une opinion se dégage et des positions se définissent. Même plus, les propositions prennent forme.

C’est alors que le groupe s’ouvre sur le monde des biens-portants pour partager avec eux le fruit de son travail. C’est à ce moment que l’information joue un grand rôle, les médias entrent en jeu, les rencontres, les conférences, les participations à des débats, à des commissions, etc. sont indispensables.

Etablir et garder le contact avec la société et ses institutions est impératif. C’est la raison d’être d’un journal, par exemple. Un journal qui doit pénétrer dans tous les milieux. Etre partenaire des institutions et des autorités en la matière est un rôle auquel doivent parvenir des groupes représentant les populations marginales.

C’est entre autres un des rôles de Pro Mente Sana que de favoriser l’organisation de plates-formes, de lieux de rencontre où peuvent se discuter les propositions et projets concernant la planification sanitaire, par exemple. Des plates-formes où les «usagers», les gens concernés ont leur place. Pour les professionnels du secteur médico-social, travailler avec un groupe de patients implique des attitudes particulières, par exemple… ils disent: «Quand je parle avec toi, je n’ai pas l’impression d’être un malade, je me sens normal.» Ils veulent parler sur un plan d’égalité. Les patients psychiques ne sont pas des moitiés d’hommes. Ils savent des choses que les professionnels ne savent pas et les professionnels ont des choses à leur apprendre. Ce sont moins des soins, de l’aide ou des conseils que les patients psychiques viennent chercher qu’un partage de savoir-faire. A ce jeu-là, les professionnels perdent un peu de leur pouvoir. C’est vrai. Mais ils gagnent en chaleur humaine et en crédibilité. On ne peut discuter de sujets concernant les patients psychiques sans parler de la souffrance. La souffrance est bien une réalité commune à tous. Et nous savons, de l’intérieur, combien est appréciée toute intervention qui la calme. Souffrir, c’est aussi se sentir amoindri et dépendant. C’est à ce moment que l’on ressent, plus que jamais, le bienfait d’une main amie, d’un regard chaleureux, d’une voix chaude.

Dans un groupe de patients psychiques, souffrir se conjugue au présent. Instinctivement les mains se tendent, les coeurs s’ouvrent, les regards s’allument. «Voilà quatre mois que je n’avais plus entendu mon téléphone sonner.» «Depuis que je suis sortie de la clinique, voilà un mois, il n’y a qu’aux vendeuses des magasins à qui j’ai adressé la parole.»

Viennent ensuite d’autres déclarations, comme: «C’est la première fois que j’invite quelqu’un à manger chez moi.» «Moi, utile, tu crois que moi, je pourrais être utile?» «Quand un copain me téléphone pour vider son sac, ça me fait drôlement plaisir, j’ai le sentiment d’exister.»

La brèche dans le ghetto, une place au soleil ne tombent pas du ciel. Il faut lutter, c’est sûr. Le groupe de personnes marginalisées doit permettre de découvrir en chacun le conquérant d’une vie digne, responsable, généreuse et utile… donc réussie.

Madeleine Pont, 29 avril 1988.

Intervention Madeleine Pont (29 avril 1988) Congrès Pro Mente Sana – Berne

Une brèche dans le ghetto

La relation solidaire

«Non, Madame, je vous le répète, il n’en est pas question, vous n’aurez pas un sou pour eux. Voilà trois ans que vous venez régulièrement demander de l’argent pour ces familles, maintenant c’est fini N.I. ni.»

Voilà ce que me répondait, il y a une dizaine d’années en arrière, un préposé à la Sécurité sociale d’une commune de l’Ouest lausannois, lorsque je lui présentais pour la Xe fois, il est vrai, une demande d’assistance financière pour une jeune famille. Et lorsque je lui dis: «Mais que vont-ils devenir?» Il me répondit fermement et sans réplique: «Placez-les dans un foyer, la femme dans un home féminin, le mari à l’Armée du Salut et les enfants dans une institution.» Il se leva, la discussion fut close.

Verte de rage, je quittai le bureau communal et m’effondrai sur le siège de ma voiture, envahie par un profond sentiment d’impuissance. Assistante sociale, mon métier est d’aider les autres à résoudre les problèmes de la vie quotidienne. Me voilà incapable de répondre à leur demande: assurer leur minimum vital. Et je vis défiler devant mes yeux la dizaine d’autres dossiers de familles qui sont dans la même situation à qui il sera aussi probablement répondu : «Non, on ne paie plus.»

J’avais tout essayé, épuisé toutes les possibilités, tiré toutes les sonnettes. Le père de famille est bien constitué, deux jambes, deux bons bras, une tête, il pouvait donc travailler. Mais voilà, il ne tient pas en place. «Ce n’est pas que je sois instable, disait-il, mais je ne trouve pas le travail qui me convienne.»

Il m’était impossible de proposer la séparation d’une famille pour des raisons financières. Alors, quelle autre solution? Que faire, je ne voyais rien. Je n’avais plus aucune proposition à leur formuler. Je ne pouvais qu’avouer mon impuissance à les aider et leur faire part de mes craintes. Et c’est ce que je fis : je réunis quelques-unes de ces familles les plus menacées et, en toute humilité, leur avouai qu’il ne serait plus possible pour moi d’obtenir la garantie financière de leur minimum vital.

Ce fut le déclic. Ce faisant, je rendais à chaque famille son problème. Mais alors, tous ensemble, nous nous solidarisions contre la misère dans laquelle ils vivaient, depuis des générations. Concrètement, nous décidions de nous réunir régulièrement pour réfléchir au pourquoi de cette situation.

C’est ainsi que s’est créé le Groupe des familles du Quart-Monde de l’Ouest lausannois. A partir de ce constat d’impuissance, à partir de cette prise de conscience-là, tout a commencé à changer.

L’assistante sociale n’était plus celle qui pouvait, savait, réussissait. Les familles n’étaient plus des cas sociaux, qui n’avaient plus qu’à dire merci. Il n’y avait plus, d’un côté ceux qui ont le pouvoir d’aider et offrent de l’aide et, de l’autre, ceux qui demandent et reçoivent des secours. Par contre, nous étions, familles et assistante sociale ensemble, alliés pour lutter contre la misère sous toutes ses formes. De la relation d’aide, nous avons passé à une relation solidaire.

Le processus de l’exclusion

Comme je ne pouvais plus apporter l’aide attendue, ces familles devaient chercher activement une solution. Devant le danger (séparation de la famille) ils se sont révélés responsables. De l’assistance, de la dépendance, ils ont passé à la responsabilité, Entre eux, entre nous, nous découvrions le partage, l’entraide: «Moi j’ai trois yaourts, prends-les et passe-moi un litre de lait.» «Je t’apprends à écrire cette lettre et toi tu vas rendre visite à cette vieille dame.» Pour l’assistante sociale, la notion d’entraide et de réciprocité l’emportait sur le professionnalisme. A réfléchir, à discuter ensemble, nous découvrions que le cas particulier d’une famille n’était plus si individuel que ça, mais se généralisait à toute une couche de population. Nous réalisions que la famille Dupont n’était pas la seule à être un «cas»! Mais qu’elles étaient 10, 20, 50 familles dans une ville à être un «cas». Les Dupont ‘étaient pas l’exception, mais une famille parmi tant d’autres qui vivent la misère. Si j’ai pris cet exemple du Quart-Monde, c’est d’une part parce que c’est cette expérience-là qui m’a fait découvrir que les gens qui demandent de l’aide ne sont pas des cas, mais des personnes à part entière, qui ont les mêmes besoins, les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi. D’autre part, bien que les groupes de patients psychiques ne soient pas à apparenter au Quart-Monde, tous deux souffrent des mêmes mécanismes de rejet de la part de la société. Le processus pour lutter contre l’exclusion dont tous deux sont les victimes prend pour moi le même chemin en ce qui concerne les principes fondamentaux.

Toute société a ses marginaux c’est vrai, mais est-ce que cela ne signifie pas que ces personnes déviantes montrent, cristallisent les failles de notre société. Notre société a résolu plein de problèmes, nus avons des avions intercontinentaux, des fusées, des ordinateurs. Cependant, nous sommes démunis face à la solitude, l’angoisse, le manque d’amour, etc. Grâce au téléphone, nous pouvons communiquer quand bon nous semble avec une personne qui se trouve à l’autre bout de la terre et nous sommes incapables de sortir tel voisin de l’enlisement dans lequel l’entraîne sa vie. Nous avons une jeunesse dynamique, créatrice, entreprenante et une autre qui traîne, une seringue dans la poche.

Toutes ces personnes qui ne suivent pas le rythme, qui ne sont pas dans le mouvement, tous ces groupes de personnes marginalisées qui stagnent dans la misère de génération en génération, ou qui sombrent dans la drogue ou l’alcool ont des points communs. Elles ont des points communs aussi avec ceux qui ne répondent pas aux exigences de rendement économique ou qui n’obtiennent pas un minimum de bagage culturel, avec ceux qui n’arrivent pas à suivre à l’école ou qui adoptent des comportements inhabituels. Voilà, ce sont là les signes des maladies de notre société. Celle-ci réagit à ses maladies, elle s’en défend en sécrétant des ghettos où elle parque ses marginaux.

Ainsi, ces personnes marginalisées sont, dans leur majorité, mises à l’écart du monde économique et de la consommation, du monde du travail et des lieux de formation. Elles sont vouées à vivre un style de vie que l’on ne souhaite pas à ses enfants. Pour l’habitat: l’hôpital psychiatrique, le foyer, la solitude d’un studio en ville, la prison ou le HLM. Pour le travail: un statut professionnel non valorisé, pour autant qu’il y ait un emploi. Pour les relations sociales: c’est limité aux personnes ayant le même type de handicap. Au niveau économique, c’est souvent un revenu garantissant le minimum vital, sans plus.

Un ghetto doré

Par ailleurs, ce ghetto a des aspects dorés: il offre une forme de sécurité et crée des habitudes de vie. Pas besoin de se lever le matin, par exemple. Les exigences au niveau de la qualité de la vie sont moindre, le ghetto crée aussi une identité collective, un nivellement: «Je me complais dans ma médiocrité, je suis, avec ma rente AI, un clochard de luxe, du reste, je n’ai plus de soucis financiers, c’est le tuteur qui fait mes comptes. Pourquoi est-ce que je me fatiguerais?»

Telle une drogue, il devient de plus en plus difficile de quitter ce milieu où règne le faux confort d’une certaine facilité: «Pendant les sept années où j’étais hospitalisé, j’étais nourri, logé, blanchi, et il y a même une cloche pour te dire d’aller manger. L’assurance maladie payait gentiment tout et il me restait ma rente AI pour moi. Maintenant, je dois payer ma pension (3500 francs par mois), ma rente AI ne suffit pas, l’assistance publique paie la différence et me donne 140 francs par mois, soit 4 fr. 50 par jour. Je te jure qu’il faut vouloir s’en sortir, il faut de l’énergie pour affronter une vie plus libre et plus responsable. Et ça me coûte, au sens propre et au sens figuré. Vivre assisté, quelque part c’est tentant…»

«Moi, je n’ai pas honte d’être hospitalisé en psychiatrie, me disait un autre patient. J’aurais plutôt tendance à m’en vanter. Je dis que je suis à Cery, alors je sens que l’on excuse mon comportement. C’est vrai, je suis un rustre, tu me connais, c’est pas pour rien que je suis à Cery.»

Sournoisement, le ghetto crée ses adeptes, on renie la société, on refuse de s’y intégrer. Quelqu’un disait: «Il faut vraiment être fou pour vivre dans cette société où règnent des mots comme: concurrence, compétition, guerre, pollution, sous-alimentation, où le travail n’offre pas une raison de vivre, où les relations avec le voisinage – du genre chacun pour soi – n’apportent aucune chaleur… Pourquoi se lever le matin? Pourquoi dormir?’Pourquoi manger? Pourquoi lutter? Pourquoi VIVRE?» Pourquoi vivre. N’est-ce pas cette question-là que posent e définitive les personnes qui consultent le médecin, l’assistante sociale? Et que répondons-nous? Nous offrons: médicaments, rentes, ateliers protégés, foyers. Nous offrons des professionnels qui aident, qui soignent, qui occupent, qui divertissent les personnes qui ont mal à la vie.

Ainsi, par les réponses que nous leur proposons, nous, les professionnels, nous les poussons dans le ghetto ceux qui n’y sont pas encore et y enfonçons ceux qui y sont déjà. Gérald, grâce aux médicaments, au savoir et au sourire chaleureux de son médecin, a quitté son délire et rejoint le monde de la raison raisonnable. Il va au Centre de loisirs du coin. Là, on lui propose: soutien, peinture, céramique, poterie, photo, menuiserie, cheval, piscine, etc. Les animateurs sympas sont là, avec toutes leurs propositions dans les bras. Et Gérald a une phrase qui tourne dans sa tête: «Tout ça devrait m’intéresser pourtant je n’en ai pas envie. Je suis donc bien malade.» Et de rentrer chez lui encore plus dépité.

Une fois de plus, trop souvent, nous croyons savoir mieux à la place des gens et nous leur offrons sur un plateau des solutions auxquelles ils avaient pensé depuis longtemps eux-mêmes, mais qu’ils ne pouvaient pas réaliser par manque de motivation. On ne motive pas ceux qui ne croient plus en rien en leur proposant des solutions.

Tout comme les gens bien portants, les patients psychiques ont un sentiment de dignité que l’on ne peut pas impunément violer. Proposer à quelqu’un de l’aide, c’est implicitement lui dire: «Moi je peux, je sais, toi tu n’es pas ou plus capable!» En voulant l’aider, on peut ainsi l’atteindre dans son narcissisme, et développer chez lui une attitude que l’on peut qualifier de démissionnaire, «Vous pensez que je ne suis pas capable de faire mes comptes, et bien faites-les. Moi, maintenant, je m’en fiche.» Il peut donc arriver qu’en aidant une personne on l’aide, en fait, à se déresponsabiliser. Bien sûr, il est parfois indispensable d’assister une personne en agissant à sa place, en pensant pour elle, mais il faut savoir qu’elle réagit, en réponse à cette aide, par des sentiments de dépendance, de dévalorisation de soi, d’irresponsabilité.

Responsables

Comme professionnels, nous nous gardons bien de pratiquer l’entraide. L’entraide qui permet la réciprocité: «Tu m’aides, merci, mais je ne te suis pas redevable parce que moi aussi je t’ai aidé, ou je vais t’aider.» Pourquoi ne la pratiquons-nous pas? Mais parce que nous sommes là, à disposition, payés pour être au service des pauvres, des malades, de la veuve et de l’orphelin, ou pour soigner notre prochain. Nous ne partageons pas, nous donnons. C’est beau de donner. Mais nous oublions qu’il n’est pas facile de recevoir, surtout si l’on se croit incapable de donner.

En Suisse, on ne meurt pas de faim; il n’est légalement pas possible de vivre sans logement. L’État veille à ce que tous citoyens aient un minimum vital garanti. C’est là nettement un progrès de notre société. Au niveau matériel, il existe donc une protection. A d’autres niveaux, aussi, notre société s’est donnée toutes sortes de moyens d’intervention pour aider les gens à mieux vivre.Mais il peut arriver que, partant d’un bon sentiment, par exemple protéger les membres les plus faibles de notre société, nous dévions et, de la protection, nous aboutissons à la déresponsabilisation.

Permettez un exemple. La Loi vaudoise de 1916 concernant la protection de l’enfance stipule que toute personne (frère, soeur, oncle, tante et grands-parents y compris), qui désire garder chez elle un enfant doit en demander l’autorisation au Greffe municipal de son domicile ou à l’inspectrice des enfants placés. A cette époque, les familles concernées par le placement des enfants se recrutaient essentiellement dans le sous-prolétariat, celui-ci était disséminé dans tout le territoire du canton. Cette loi a passé sans faire un pli. Probablement qu’à l’époque, cette loi était jugée comme hautement humanitaire: on se préoccupe de la protection de ces pauvres enfants de pauvres. Les familles concernées de l’époque, qui étaient aussi les plus démunies, étaient loin d’être à même de pouvoir réagir contre cette flagrante ingérence de l’État dans leurs affaires privées.

En 1976, révision de cette loi. La Commission parlementaire, chargée de cette révision, comprenait des professionnels du médico-social (assistants sociaux, médecins, etc.) qui défendaient toujours, en 1976, l’idée que les grands-parents, les frères et soeurs, les oncles et tantes doivent demander l’autorisation à l’État pour accueillir leur petit-fils, leur neveu ou leur frère. Ce groupe proposait aussi la constitution de tout un réseau d’inspecteurs et inspectrices, capables de surveiller les placements et de recruter les bonnes familles d’accueil. Sur la même lancée, il propose que l’État prenne toute mesure utile pour dépister les mineurs dont le développement physique, mental ou social risque d’être compromis. Ils ajoutent encore que c’est aussi l’État qui doit aux parents et aux personnes responsables de mineurs l’information sur l’évolution des connaissances dans le domaine éducatif. Ainsi l’État, à travers ses fonctionnaires, s’attribue le droit de juger ce qui est juste et ce qui est bon en matière d’éducation, de désigner qui a le droit d’éduquer un enfant et de contrôler l’application de ces règles.

Si cette proposition a finalement été rejetée, c’est bien parce que de nombreuses familles de milieux divers sont aujourd’hui concernées par les placements d’enfants. En 1976, nous sommes encore, rappelons-le, dans la période qui profite des retombées de l’euphorie économique: le social a le vent en poupe, les services se développent, les équipes augmentent, les fonctionnaires sociaux sont en proie à un sentiment de toute puissance. L’expérience, les connaissances des personnes concernées ne représentaient aucun poids, elles n’avaient aucun pouvoir. Les professionnels de l’aide sociale et éducative arrosaient notre population de leur savoir mais aussi de leur bienveillance parce que ne l’oublions pas, «tout ça est pour leur bien».

La responsabilité de la famille et de l’individu a pris à cette époque un sacré coup. Il est évident que si les familles concernées avaient pu être consultées, de telles entorses au bon sens auraient pu être évitées. Bien sûr, notre société a évolué depuis le Moyen Age dans son attitude à l’égard des personnes malades ou défavorisées. Et certainement ces mode, qui font que les professionnels du médico-social privilégient tel ou tel type d’intervention, font aussi avancer les choses en permettant des prises de conscience collectives. Dans cet exemple, en rendant l’État responsable de définir ce qui est bon pour l’éducation des enfants, on a amené en conséquence les pouvoirs publics à mettre en place une infrastructure d’accueil pour les petits enfants (crèches, mères gardiennes, etc.).

On peut relever que, malgré tout, nous avons bien de la peine à répondre aux problèmes des gens qui sont mal dans leur vie, mal dans la société, sans ébrécher leur sens des responsabilités.

Un projet de civilisation

Notre civilisation occidentale met en avant des valeurs comme:
– l’individu prime sur la collectivité;
– plus de biens et confort matériel;
– développement des techniques;
– rapidité, rentabilité, productivité, dynamisme, consommation, activité, compétition, combativité, etc.

Et qu’entend-on si l’on écoute les personnes émargeant de ces valeurs: que mettent-elles en avant? Solidarité, entraide, chaleur humaine, amour, respect, dignité, minimum vital, partage, nature, poésie. Serait-ce d’une autre civilisation dont elles parlent?

Par leurs souffrances, les patients psychiques signalent que «l’Eglise n’est pas au milieu du village». Nous avons dit que, face à cette souffrance, nous répondons par une forme plus ou moins élaborée d’assistance, nous mettons un baume (combien apprécié aussi du reste), sur les plaies sans vraiment éradiquer le mal.

Le père Joseph Wresinsky, fondateur du mouvement Aide à Toute Détresse, le Quart-Monde en France, interpellait, il y a trente ans, les populations des bidons-villes en leur disant: «N’avez-vous pas honte d’accepter la soupe populaire? Vous êtes des hommes dignes et respectables.» Et aux bénévoles qui distribuaient cette soupe, il leur disait: «Aux exclus, aux pauvres, il faut proposer non pas de la soupe, mais un projet de civilisation.» Un projet de civilisation, cela voulait dire, en bref: «La misère est une honte, pour tous, riches ou pauvres. Détruisez-la plutôt que de la subir! Engagez-vous pour faire régner d’autres valeurs, luttez pour que tous jouissent de conditions de vie digne d’un être humain!» A la place de l’assistance, il propose un projet de civilisation. Une civilisation où solidarité et générosité remplacent assistance et pitié, où chaleur humaine prime sur confort matériel, etc. Partant de la misère de l’homme dans cette société, ce projet touche le fond du problème, les racines du mal. C’est vrai qu’il s’agit, dans le discours du Père Joseph, de misère matérielle, prioritairement. Mais il est bien clair que la misère n’est pas qu’économique, la souffrance quotidienne des patients est là pour le prouver. Les patients psychiques, eux aussi, sentent la nécessité de rassembler pour lutter pour une société plus humaine. En plus, ce projet peut concerner tout le monde car, rêver à une autre civilisation n’est pas le propre des exclus. C’est justement pourquoi il est possible de créer des ponts entre les marginaux et le monde des biens-portants. Ce projet de civilisation, nous pouvons le construire ensemble. Le GRAAP, Groupe romand d’accueil et d’action psychiatrique, ne fait rien d’autre que d’apporter sa pierre à la construction de cet édifice.

Une brèche dans le ghetto

Le propre de ce ghetto, pour résumer, est de donner aux gens qui en font partie le sentiment de ne pas être considérés comme des personnes à part entière, d’être dévalorisés, déresponsabilisés, inutiles, parasites, sans statut, sans reconnaissance. Tous ces sentiments détruisent le moi de la personne et continuent à faire en sorte qu’elle s’isole.

La solitude. Cette solitude que l’on n’a pas choisie, celle qui vous colle à la peau, celle qui confirme insidieusement votre mort sociale. Etre patient, être marginal, ne pas être comme tout le monde, c’est la honte. On a honte de cette étiquette de malade mental, du statut de patient non rentable. Alors on se cache, on se fait remarquer le moins possible. On ne sort plus. Quitter cette honte et son corollaire, la solitude, c’est là que se situe la toute première brèche dans ce ghetto. Le groupe de patients permet de rompre le silence qui entoure chacune de ces personnes. Bien sûr dans le cabinet du médecin, sur son lit à l’hôpital, au bureau de l’assistante sociale, on ose dire que «ça» ne va plus dans notre tête et que l’on entend de nouveau ces voix qui vous disent des choses…. On aime bien cet infirmier, ce médecin, cet ergothérapeute. Mais ce n’est pas la même chose, parce que lui, eh bien, il a réussi sa vie, la preuve: il est payé pour écouter mes misères, tandis que moi, ce n’est pas brillant.

Dans le groupe, cette même expérience: cette lutte contre ces voix, pour prendre cet exemple, prend une autre allure: ce n’est plus la marque de la différence entre soignant et soigné, au contraire, c’est le signe de ce qui rassemble.

Au groupe, la maladie est un point commun un élément qui rallie, un moyen d’identification. Dans la rue, parmi le voisinage, au travail, dans le regard des gens, on sent comme un jugement, une accusation, le reflet de notre différence. Dans le groupe, il n’y a pas à se cacher, à camoufler cette partie de soi si importante. L’expérience psychiatrique est reconnue: comme toute expérience humaine, elle fait partie du bagage de la personne et peut être prise valablement en considération. En vivant une difficulté psychiatrique, on a acquis une expérience en plus. Et c’est ce plus qui est relevé dans un groupe de patients. Réceptacle de soins, de médicaments, d’attention, de thérapie, les patients psychiques en s’intéressant à un groupe prennent, dans une certaine mesure, leur destin en mains. Ainsi, l’ensemble de toutes ces expériences, la juxtaposition de tous ces vécus individuels créent une toile de fond, une conscience collective, une identité sociale. Les membres d’un tel groupe se reconnaissent des points communs, des qualités communes qui donnent naissance à un sentiment d’appartenance à une collectivité sociale.

C’est ce sentiment d’appartenance, cette identité sociale commune qui dynamisera une action d’ensemble. Sans cette identité collective, pas d’action possible. C’est parce que plusieurs personnes se sentent concernées par les mêmes questions qu’elles vont pouvoir se stimuler et s’engager dans l’action, établir un plan, un programme. Par ailleurs, ce sentiment d’appartenance sera d’autant plus fort que ce qui rassemble les gens est frustrant, douloureux, révoltant. Quand tout va bien, on n’a rien envie de changer, c’est évident. Pour un groupe de patients psychiques, l’ennemi commun pourrait être vite désigné: les médecins et le personnel soignants et leurs outils de travail, les hôpitaux, les traitements, les médicaments. A Lausanne, à la naissance du GRAAP, certains médecins ont eu peur: «En voilà encore qui vont nous tomber dessus.» et, le sigle GRAAP, Groupe romand d’accueil et d’action psychiatrique, offre du reste un jeu de mots facile, que certains n’ont pas manqué de relever: groupe d’action anti-psychiatrique.

C’est donc dans le choix des objectifs du groupe que tout se joue. Quel sera le but? Casser du psy? Pour nous, à Lausanne, si nous parlons d’un projet de civilisation, ce n’est pas par goût prononcé pour la philosophie, mais bien plus, pour coller à la réalité des membres du groupe qui sont concernés. Par exemple, dans son premier journal, déjà, le GRAAP montre la couleur, il dit: «A travers des actions concrètes, modifier le regard porté sur les patients psychiques» et vise déjà plus loin que les médecins, il pointe monsieur et madame Tout-le-Monde. Ce n’est pas un hasard si ce journal s’appelle «Tout Comme Vous». Rien à voir avec casser du psy. Par ailleurs, se limiter à cibler la psychiatrie, c’est rétrécir terriblement le champ d’activité, c’est limiter le problème des patients psychiques à la psychiatrie. C’est ignorer le rejet du monde économique et social dont souffrent aussi gravement les patients psychiques. C’est nier l’influence de la pédagogie, de l’urbanisme, etc. sur la maladie mentale. D’autre part, en visant les psychiatres, on reproduirait un comportement que l’on réprouve: il ne s’agit pas de mettre au ban un autre groupe de population, de définir des coupables, en l’occurrence les psychiatres. Non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, c’est tout au plus dénoncer des comportements qui excluent, qui déresponsabilisent, qui déshumanisent et les psychiatres n’en n’ont pas, et de loin, le monopole!

Notre objectif serait plutôt de mettre en évidence, par tous les moyens, les attitudes, les fonctionnements, les réalisations qui valorisent et permettent l’épanouissement de la personne. Et en parallèle de dénoncer tout ce qui rabaisse l’homme à un statut misérable.

Mais, en premier lieu, il convient de balayer devant sa porte et d’essayer de vivre en accord avec ces valeurs-là.

Dans un tel groupe, on n’exclut personne. Tous ont leur place. Ce n’est pas si évident à vivre. On a pu remarquer qu’on a vite tendance à vouloir faire sentir à ceux qui sont plus mal en point que soit ils nous cassent les pieds, qu’ils ralentissent nos discussions et qu’on aimerait bien qu’ils aillent voir ailleurs. Il n’est pas facile de pratiquer la tolérance: au niveau de l’expression, toutes les idées, toutes les conceptions, toutes les opinions ont le droit d’être pensées, exprimées. On doit donc s’efforcer de comprendre les positions des autres et non juger les personnes. Dans un tel groupe, chaque personne doit sentir qu’elle est acceptée comme elle est, qu’elle a une valeur, qu’elle occupe une place digne et respectée.

D’autre part, à travers les discussions, chacun doit pouvoir sentir qu’il n’est pas un numéro dans cette société mais un être unique qui laisse une trace dont il est responsable. Malgré son vécu et ses antécédents, malgré ses difficultés et ses problèmes, chaque membre doit se sentir le plus possible responsable de sa vie, de son avenir et du rôle qu’il joue dans la société. Le pendant de ce sentiment de responsabilité est le sentiment d’utilité car, quand on se sent responsable, on se sent exister, on se sent utile. Aucune vie humaine n’est gratuite, chacune a un rôle, une place sur cette terre. Le groupe doit permettre à chacun d’expérimenter, de vivre ce sentiment d’être utile.

On ne peut énumérer les principes qui avivent un tel groupe sans parler de générosité, d’enthousiasme et de conviction. Ces trois mots sont comme l’essence pour un moteur. Ils imprègnent le climat et l’ambiance du groupe. Ces trois mots, générosité, enthousiasme et conviction dégagent dans un groupe une énergie qui est aussi contagieuse qu’une bonne scarlatine.

Concrètement, pour le patient qui adhère à un tel groupe, il remarque rapidement qu’il n’est plus seul dans son coin avec sa maladie: il élargit son expérience à celles des autres. D’individuelle, d’égocentrique, son expérience devient collective. Il passe de son cas particulier au problème général.

Si chez le médecin, le patient cherche une solution à son problème, au groupe, on réfléchit en termes de collectivité, en termes d’avenir: «Pour que nos enfants n’aient pas à vivre ce que j’ai vécu», relève l’un des membres. De patient, il devient militant. A discuter ainsi, à partir du vécu, les idées se confrontent, progressivement une opinion se dégage et des positions se définissent. Même plus, les propositions prennent forme.

C’est alors que le groupe s’ouvre sur le monde des biens-portants pour partager avec eux le fruit de son travail. C’est à ce moment que l’information joue un grand rôle, les médias entrent en jeu, les rencontres, les conférences, les participations à des débats, à des commissions, etc. sont indispensables.

Etablir et garder le contact avec la société et ses institutions est impératif. C’est la raison d’être d’un journal, par exemple. Un journal qui doit pénétrer dans tous les milieux. Etre partenaire des institutions et des autorités en la matière est un rôle auquel doivent parvenir des groupes représentant les populations marginales.

C’est entre autres un des rôles de Pro Mente Sana que de favoriser l’organisation de plates-formes, de lieux de rencontre où peuvent se discuter les propositions et projets concernant la planification sanitaire, par exemple. Des plates-formes où les «usagers», les gens concernés ont leur place. Pour les professionnels du secteur médico-social, travailler avec un groupe de patients implique des attitudes particulières, par exemple… ils disent: «Quand je parle avec toi, je n’ai pas l’impression d’être un malade, je me sens normal.» Ils veulent parler sur un plan d’égalité. Les patients psychiques ne sont pas des moitiés d’hommes. Ils savent des choses que les professionnels ne savent pas et les professionnels ont des choses à leur apprendre. Ce sont moins des soins, de l’aide ou des conseils que les patients psychiques viennent chercher qu’un partage de savoir-faire. A ce jeu-là, les professionnels perdent un peu de leur pouvoir. C’est vrai. Mais ils gagnent en chaleur humaine et en crédibilité. On ne peut discuter de sujets concernant les patients psychiques sans parler de la souffrance. La souffrance est bien une réalité commune à tous. Et nous savons, de l’intérieur, combien est appréciée toute intervention qui la calme. Souffrir, c’est aussi se sentir amoindri et dépendant. C’est à ce moment que l’on ressent, plus que jamais, le bienfait d’une main amie, d’un regard chaleureux, d’une voix chaude.

Dans un groupe de patients psychiques, souffrir se conjugue au présent. Instinctivement les mains se tendent, les coeurs s’ouvrent, les regards s’allument. «Voilà quatre mois que je n’avais plus entendu mon téléphone sonner.» «Depuis que je suis sortie de la clinique, voilà un mois, il n’y a qu’aux vendeuses des magasins à qui j’ai adressé la parole.»

Viennent ensuite d’autres déclarations, comme: «C’est la première fois que j’invite quelqu’un à manger chez moi.» «Moi, utile, tu crois que moi, je pourrais être utile?» «Quand un copain me téléphone pour vider son sac, ça me fait drôlement plaisir, j’ai le sentiment d’exister.»

La brèche dans le ghetto, une place au soleil ne tombent pas du ciel. Il faut lutter, c’est sûr. Le groupe de personnes marginalisées doit permettre de découvrir en chacun le conquérant d’une vie digne, responsable, généreuse et utile… donc réussie.

Madeleine Pont, 29 avril 1988.

Intervention Madeleine Pont (29 avril 1988) Congrès Pro Mente Sana – Berne

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24 avril 2024

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